Bruno Voituriez
Un simple coup de téléphone, et une partie de moi s’effondre : Jacques Merle, un ami de 60 ans disparaît.
Certes il n’avait pas le choix et il savait que l’échéance était proche. Moi aussi, mais on a beau le savoir on n'y croit pas. Il laisse pour moi un grand vide.
Entrés à l’Orstom la même année en 1965, nous devînmes très vite amis et n’avons jamais cessé de travailler, de publier ensemble et de correspondre. J’avais fait de Jacques indépendamment de toute religion le parrain de mon dernier fils. Le métier d’océanographe que nous exercions alors en toute liberté était passionnant. Pas d’administration centralisée et lourde.
Pendant de longues années, nous fûmes libres de construire nos programmes de recherche avec un navire à notre disposition : le Coriolis dans le Pacifique et le Capricorne dans l’Atlantique. Nous avons pu ainsi explorer les parties équatoriales de ces deux océans et identifier le phénomène El Niño dans l’ouest du Pacifique.
La prise de conscience du changement climatique survint alors et Jacques Merle fût l’un des principaux acteurs des programmes nationaux et internationaux qui s’y consacrent. Ce fût une explosion qui démarra en 1970 avec le programme GARP de l’Organisation Météorologique Mondiale qui deviendra le WCRP sous l’égide de l’OMM et de l’INSU en 1980. Ce programme mobilisera le monde entier et alimentera le GIEC. Jacques en sera l’un des principaux acteurs français. Ainsi en 1980-82 Jacques Merle fût-il le coordinateur du programme franco-américain SEQUAL et FOCAL, démarrage de WCRP dans l’Atlantique.
L’océanographie a fait un bond avec l’observation spatiale et notamment le satellite Altimétrique TOPEX-POSEIDON lancé en 1992. Jacques Merle y fut associé comme «Principal Investigator» pour les transports de chaleur dans l’océan Atlantique tropical dont il avait réalisé le premier atlas climatologique dès les années 70.
Affecté à UMR LODYC (actuellement LOCEAN) ) Paris VI, chef d’UR, il s’est battu ensuite pour faire aboutir son projet d’océanographie opérationnelle (à l’instar des modèles météorologiques) dont le résultat dans un premier temps fut un modèle numérique de l’Atlantique tropical nourri par les observations des réseaux de surveillance des océans largement mis en place par ses collègues de l’IRD. Ce fut un succès collectif, salué par nos amis d’outre-Atlantique.
Plus tard, après une dernière affectation à Nouméa comme délégué de l’IRD pour le Pacifique, devenu directeur du Département Milieu et Environnement de l’IRD, il continua le combat pour faire participer l’IRD, malgré les réticences de la Direction générale, à la création du GIP Mercator qui créa le modèle numérique français à haute résolution de l’Océan mondial, devenu modèle européen. Il en avait saisi tout l’intérêt que cet outil peut présenter pour nos partenaires du Sud dans leurs besoins régionaux.
À l’aube de sa retraite il fonde l’association des anciens de l’Orstom- IRD à laquelle il assigne des objectifs un peu top ambitieux vu l’état des troupes, mais qui continue ses sympathiques rencontres annuelles.
Jacques n’a pas oublié non plus la diffusion des connaissances en écrivant plusieurs livres très intéressants dont «Océans et Climat» et en participant à des ouvrages communs où l’on apprend tout sur le rôle de l’océan, dont les études présentées par la société savante dont il a été "un des membres fondateurs", le Club des Argonautes .. Tu as ainsi fait brillamment progresser la science et nous t’en remercions !
Jacques était aussi un être discret mais très cultivé. J’eus le plaisir d’avoir avec lui de très nombreuses discussions philosophiques soucieux qu’il était de comprendre le monde et persuadé que l’esprit supplantait la matière.
Fils unique, célibataire et sans enfants, il nous a donné un bel exemple d’une vie entièrement consacrée à la science.
Espoir ? nul ne sait ! Mais quoiqu’il en soit porte toi bien Jacques ; tu l’as bien mérité !
Témoignages de quelques collègues de Jacques
Catherine Gautier
Nous nous sommes rencontrés au RSMAS à Miami alors que je faisais un stage chez Eric Kraus. C’était à la fin du gouvernement Nixon et, à ce moment-là, comme beaucoup de fois d’ailleurs, nous avons eu de longues discussions passionnées et avec des opinions opposées, bien sûr. Cela ne nous a pas empêché de devenir de très bons amis car nous nous respections profondément. Nous avions été formés différemment lui en géographie et moi en physique et nous nous étions retrouvés à travailler à l’interface entre l’océanographie et la météorologie. Nous avons eu de longues discussions philosophiques sur la science et l’approche que certains de nos brillants collègues en faisaient. Moi je me lamentais que certaines théories soient soutenues par ceux-ci alors qu’elles étaient souvent démontées quelque temps après leur présentation. Lui trouvait que c’était une manière de faire avancer la science.
J’ai appris beaucoup sur les tropiques grâce à lui, alors que moi je l’aidais à voir l’apport des données satellitaires dans l’étude des milieux océaniques et atmosphériques.
Pendant de longues années, lorsque je venais à Paris nous allions déjeuner ensemble pour parler de nos intérêts souvent divergents. Mais il avait l’esprit ouvert. Et, comme je l’ai dit auparavant, c’est lui qui m’a présentée aux Argonautes et je l’en remercie ainsi que le groupe qui m’a acceptée malgré la distance.
Lorsqu’il a quitté Paris je suis allée lui rendre visite dans son Auvergne natale pour finalement voir sa maison dont il m’avait beaucoup parlé et faire la connaissance de son neveu. Il devenait difficile, si ce n’est impossible, de se parler par téléphone.
En fait, il y a seulement un peu plus d’un mois il m’a appelée, au début par erreur et ensuite voulant parler un peu. Malheureusement c’était au milieu de la nuit (je crois qu’il avait oublié la notion de décalage horaire) alors je n’ai pas persévéré. Je le regrette maintenant.
"Rest in Peace" mon ami Jacques !
Catherine Gautier
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Yves Dandonneau
Jacques Merle est l'un de ceux qui ont œuvré pour que les océanographes physiciens et les atmosphériciens français s’organisent et s’intègrent dans le réseau de programmes internationaux pour étudier le climat. Rude tâche, car lorsqu’il s’y est lancé, le paysage de la recherche climatique était très morcelé. Lui a-t-il fallu de l’autorité ? Non, à la place, il était bienveillant, et faisait toujours preuve de gentillesse. Et surtout, il aimait la recherche, admirait le questionnement et le raisonnement scientifique, et était passionné par les courants, les transports de chaleur, et tout ce qui touchait au climat. Loin de vouloir avant tout profiter de la montée des problèmes climatiques pour obtenir des financements, il a été animé par la conviction que c’était là une recherche utile, et belle. Et son chemin est jalonné d’amitiés profondes.
En témoigne cette appréciation de Georges Philander, professeur à Princeton, climatologue, qui fit partie de son jury de thèse et avec qui il partagea une très solide et durable amitié :
«The rapid progress in tropical oceanography over the past decade is in no small measure attributable to the contributions of Jacques Merle. When theoreticians started to study the variability of the tropical oceans in the early 1970's, they were motivated in part, by the fascinating measurements made by Merle and his ORSTOM colleagues, of seasonal changes in the currents and thermal fields of the tropical Atlantic and western Pacific oceans. These results concerned the remote effect of wind forcing in the equatorial wave-guide, and the equilibrium response of the tropical Atlantic ocean to the seasonally varying winds.»
Avant qu’il se retire dans son Auvergne, nous nous voyions de temps en temps dans un restaurant, avec quelques amis de l’ORSTOM. C’étaient des rencontres très agréables. Passer un moment en sa compagnie était un bonheur.
Yves Dandonneau
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Pierre Chevallier
J'ai accompagné Jacques Merle tout au long de sa dernière fonction comme Directeur du Département "Milieux et Environnement" de l'IRD au début des années 2000. Nous étions trois pour l'assister : Jean-Paul Rébert pour l'océanographie, Rémi Louat pour la géologie/géophysique, et moi-même pour l'hydrologie/pédologie. Nous nous retrouvions deux ou trois jours toutes les semaines dans les bureaux du dernier étage de la Rue Lafayette.
Nous déjeunions souvent ensemble à la cantine des Prudhommes ou à celle de la SNCF-Gare du Nord et les discussions entre tous les quatre étaient très animées, bien que rarement sur nos préoccupations irdiennes. Jacques nous parlait parfois de son séjour au Lamont-Doherty Lab à New York et de son amitié avec Georges Philander.
Jacques nous faisait une totale confiance pour la gestion et l'administration dans des disciplines qu'il connaissait moins, mais nous rendions compte et discutions collectivement de tout. Sa gentillesse et sa compétence faisait le reste, sans opposition, ni clash. Il n'hésitait pas à nous envoyer dans les situations les plus diverses lorsqu'il n'était pas disponible. C'est ainsi que je l'ai représenté lors de missions "officielles" de la Direction Générale de l'IRD en Tunisie ou au Mexique. Et aussi, souvenir étonnant, à l'évaluation quadriennale de l'IPGP au dernier étage de la tour de Jussieu face à Claude Allegre !
Il avait été très fier et ému , lui l'océanographe, de venir en Bolivie, où je l'accompagnais et où Bernard Pouyaud nous accueillait, et d'être monté à pied jusqu'au glacier Zongo à plus de 5000 m d'altitude.
Au moment de son départ en retraite, il nous a suggéré de lui offrir... une station météo qu'il devait installer dans sa maison d'Auvergne.
Pierre Chevallier
Voir l'article de Jacques publié sur notre site dans la rubrique : "Comment des membres du Club des Argonautes se sont orientés vers des recherches sur le changement climatique" :
L’émergence de l’océanographie physique en France
Voir aussi les videos archivées à l'INA :
Jacques Merle et la montée des océans
Menaces d'engloutissement du au réchauffement des océans (Jacques Merle à 1mn 50s)