Bruno Voituriez
Les complexes assumés
Les Argonautes, les vrais savaient ce qu’ils cherchaient : la Toison d’Or.
Débutant en océanographie au milieu des années soixante que cherchions nous ? Rien de précis.
Ce qui, paradoxalement, n’empêchait pas de trouver, parfois. Mais à la question vicieuse maintes fois posée sans agressivité et même amicalement comme une manifestation d’intérêt : à quoi cela sert-il ? La réponse était souvent embarrassée et laborieuse. Car en fait on ne se souciait guère de finalité : nous explorions pour le simple plaisir de décrire et découvrir. Certes il ne s’agissait pas de nouvelles terres mais quelle satisfaction de mettre en évidence un nouveau courant ou une nouvelle structure ! Il fallait quand même répondre à l’importun questionneur qui sans malignité de sa part nous donnait mauvaise conscience. Il était difficile de lui répondre : cela ne sert à rien et je m’en fiche. Aussi, Orstom oblige, avions nous construit un discours sur la pêche et, puisque nos campagnes, avec le Coriolis dans le Pacifique, nous emmenaient au large, dans la région équatoriale loin de notre base calédonienne seul le thon pouvait faire l’affaire. Qu’importe si à l’époque la pêche thonière française était inexistante dans le Pacifique mis à part les quelques bonitiers tahitiens, alors qu’elle était très active dans l’Atlantique tropical. C’est encore la recherche halieutique et le thon qui justifièrent l’attribution du Capricorne à l’Orstom dans l’Atlantique Tropical. Nous pûmes ainsi faire une analyse complète des systèmes d’enrichissement et de leurs mécanismes physiques (upwellings côtiers, dômes, divergence équatoriale). Mais quel impact sur la recherche halieutique ? Aucun. À l’époque, il ne pouvait d’ailleurs pas y en avoir car les halieutes, sensés être nos interlocuteurs, ne connaissaient que la dynamique des populations. Autrement ils ne s’intéressaient qu’à la structure démographique des espèces exploitées, âge, taille, poids à partir desquels ils faisaient tourner des modèles pour essayer d’évaluer l’évolution des stocks comme si les fluctuations du milieu n’avaient aucune influence. Qui plus est, leur échantillonnage était biaisé puisque la seule source d’information provenait des captures aux ports de débarquement donc de la pêche elle-même. En plus il n’existe pas d’état civil pour les poissons : nul ne connaît le «recrutement et la mortalité naturelle». Tout se passait comme si le facteur essentiel était la mortalité par pêche et, comble de l’ambiguïté, on reconstituait la structure démographique du stock uniquement à partir des poissons morts de pêche ! Comme disait Sheperd «compter les poissons, c’est aussi simple que compter les arbres sauf qu’on ne les voit pas et qu’ils se déplacent sans cesse». Pas étonnant sur de telles bases qu’en 1978 un rapport de la FAO fasse le constat suivant :
«Les biologistes des pêches furent particulièrement malheureux dans les avis scientifiques qu’ils donnèrent…en matière de prévision des effondrements. L’histoire des pêcheries de sardines de Californie, de hareng atlantico-scandinave ou d’anchois du Pérou compte parmi les pires échecs auxquels la science halieutique ait été associée…. L’analyse de la dynamique démographique des stocks suivant les méthodes classiques d’évaluation unispécifique n’a pas permis d’y comprendre grand-chose. »
Manifestement l’halieutique n’était pas un bon cheval pour l’océanographie physique surtout quand, ORSTOM/ird oblige encore, il fallait l’assaisonner d’un couplet sur le «développement» qui ne nous préoccupait pas davantage que la pêche thonière.
Je me rappelle de mon malaise lorsqu’au début des années 70 fut créé un Ministère de la Recherche en Côte d’Ivoire auquel nous avons du vendre nos programmes de recherche sous l’ombrelle du développement de la pêche et de son bénéfice pour son pays. Ce rappel peut paraître cynique mais notre indifférence aux finalités artificielles n’altérait pas la foi que nous avions dans ce que nous faisions : après tout nos collègues métropolitains se passaient de justifications économico-politiques.
L’épanouissement
C’est la dynamique du climat qui va donner toute sa place et sans complexe à l’océanographie physique à l’Orstom.
Grâce à la préoccupation climatique, il était maintenant facile de répondre à la question «à quoi ça sert» d’autant que, non sans quelque condescendance, les professionnels patentés du climat, météorologues et physiciens de l’atmosphère, reconnaissaient ce besoin d’océanographie. On pouvait même sans difficulté se référer aux problèmes des pays en voie de développement très dépendants des fluctuations climatiques.
Adieu thons, anchois et autres sardines : les physiciens tels les argonautes savaient maintenant ce qu’ils cherchaient ou du moins pourquoi ils cherchaient. Rien de tel que de bonnes questions pour stimuler la recherche. Certes ce n’était pas les océanographes qui avaient posé la question mais qu’importe. La prise de conscience climatique et le début de l’aventure furent incontestablement l’expérience GATE en 1974 (J.Merle qui en fut une cheville ouvrière connaît mieux que moi l’histoire). Ce fut une prise de conscience collective et la dynamique n’allait pas s’arrêter. L’Orstom bénéficiait avec sa spécialité équatoriale d’une position «éminente». Partant de là, ce furent les grands programmes internationaux sous l’égide de l’OMM , de la COI et de l’ICSU : la PEMG (Première Expérience mondiale du GARP en 1978-1979), la création en 1980 du programme Mondial de Recherche sur le Climat qui court toujours et de sa composante française le PNEDC (Programme National d’étude de la Dynamique du Climat) , les participation actives aux programmes TOGA et WOCE etc…
Toute l’océanographie française va être mobilisée et propulsée internationalement. Présente, des systèmes d’observation in situ aux moyens spatiaux en passant par la modélisation. Cette montée en puissance ne se fera pas sans susciter quelques irritations de la part des disciplines dites géosciences traditionnellement installées et dominantes dans l’utilisation des moyens à la mer. D’où la création en France du Club des Directeurs d’Organismes qui avait un double objectif : donner les moyens d’une participation aux programmes internationaux par le canal d’une programmation pluriannuelle des moyens à la mer au grand dam des susdites géosciences et amorcer l’océanographie opérationnelle que compte tenu des moyens à mobiliser et de l’absence de «clients solvables» aucun organisme ne voulait prendre à sa charge exclusive. Mission réussie : fin de la recherche océanographique ? Le projet Mercator traduit concrètement la réussite de près de 30 ans de recherche océanographique pilotée par le climat. Réussite scientifique d’abord mais aussi politique puisque les organismes ont réussi à se mettre d’accord pour se partager le travail. Mercator première expérience en France d’océanographie opérationnelle. Les expériences internationales en cours ou à venir comme GODAE et Argo qui visent à améliorer en mode opérationnel les modèles dynamiques d’océan vont maintenant mettre en concurrence les différents modèles opérationnels tels Mercator développés dans le monde. Fort de ce succès qui ressemble à une apothéose peut-on prophétiser la fin de la recherche océanographique comme Fukuyama voyait dans la chute du communisme le triomphe universel définitif du libéralisme démocratique et donc d’une certaine manière la «Fin de l’Histoire» ?
Projetons nous de quelques années en avant à l’issue de l’expérience GODAE : nous disposerons de modèles à haute définition de la circulation océanique mondiale et de systèmes opérationnels d’observation in situ et dans l’espace qui permettront des prévisions qu’utiliseront divers clients : climatologues, écologues, pêcheurs, navigateurs. L’océan sera en quelque sorte «scientifiquement résolu». Comme le disait, il y a quelques années, un éminent Professeur français, l’océan, fluide monophasique, ne sera plus un problème de physique. À la question «que faites vous ?» l’océanographe répondra : «je récolte et traite des données». Si on lui demande «que cherchez vous» il répondra : «rien». Et pour répondre à la question initiale à laquelle il ne savait pas répondre il y a trente cinq ans : «à quoi ça sert ?» il pourra sans complexe, faire de longs discours sur la prévision de l’évolution du climat, d’El Niño à l’effet de serre, sur la variabilité des stocks de poissons etc…. Au club des Argonautes de chercher le «bug».