Jean-Louis Fellous
Pendant l’année universitaire 1967-68, j’avais choisi pour compléter ma maîtrise de physique (qui devait comporter cinq certificats obligatoires et un optionnel) un certificat un peu «fourre-tout», découvert au dos d’une porte, au hasard des couloirs de Jussieu, le C6 de «Géophysique générale» (CGG). En dépit de ma fascination pour la mécanique quantique, mon niveau modeste en mathématiques m’incitait à ne pas suivre mes condisciples attirés par des certificats ambitieux tels que «Champs et Particules». La diversité des enseignements –météorologie, sismologie, volcanologie, géophysique externe, océanographie physique et biologique, …– laissait ouverte la question d’un choix ultérieur, et l’idée de recherches «en plein air» aux quatre coins du globe me plaisait. Les noms des enseignants, Queney, Lebeau, Coulomb, Jobert et quelques autres m’étaient pour la plupart inconnus. Le cours de Paul Queney ne consacrait qu’une demi-heure au climat, une discipline figée dans le calcul de moyennes sur 30 ans, avec des applications intéressant l’agriculture et l’aviation. Le grand mouvement de mai 1968 eut raison de mon projet : débordé par l’abondance des matières, je me concentrai sur le dernier certificat obligatoire (Physique atomique et nucléaire) qui manquait à mon palmarès et renonçai à ce CGG dont j’avais suivi les cours assidûment, malgré la surcharge de travail que m’imposait mon statut d’étudiant salarié (Maître Auxiliaire (MA) de maths en banlieue nord, 18h de cours par semaine), la réussite étant hors d’atteinte.
À la rentrée 1968-69, je décidais de m’inscrire à un autre certificat optionnel, choisi parmi une série de formations issues du CGG, celui d’océanographie qui m’attirait, là encore en raison de la variété des horizons qu’il offrait. Les enseignants, notamment Ivanoff, Tchernia, Lacombe et Glangeaud, ne m’étaient pas tout-à-fait inconnus : j’avais croisé certains d’entre eux l’année précédente. Un peu moins surchargé qu’auparavant –j’étais toujours MA, mais je n’avais plus qu’un seul certificat à suivre à la Fac– je fus reçu 4ème sur une petite trentaine d’étudiants. Hélas, l’entrée du DEA me fut refusée : le labo ne souhaitait prendre que trois thésitifs, faute de pouvoir assurer l’encadrement et une perspective d’emploi à un plus grand nombre de candidats… Déçu, j’hésitais entre renoncer à la perspective d’un doctorat et m’engager dans la vie active. Je fis une tentative auprès du DEA de météorologie, discipline dans laquelle j’avais eu la meilleure note au CGG. Pierre de Félice se souvenait de moi et me proposa un stage de DEA à la soufflerie de Meudon, destiné à optimiser empiriquement, avec de la pâte à modeler, la forme des godets des anémomètres pour améliorer la mesure de vent, les constantes de temps au démarrage et à l’arrêt étant trop différentes… Peut-être serais-je devenu millionnaire si j’avais choisi ce sujet? Mais je déclinai sa proposition, et rentrai chez moi bredouille. En me raccompagnant, de Félice m’avait dit de le rappeler la semaine suivante, au cas où il aurait une autre proposition, mais la rentrée avait déjà commencé, et c’était improbable. À cette époque, téléphoner n’était pas toujours facile. Repassant par Jussieu à la fin septembre, je lui rendis visite. «Ah, me dit-il, vous avez de la chance, j’ai eu un appel ce matin d’un labo du CNET, à Issy-les-Moulineaux, ils ont besoin d’un stagiaire de DEA, allez les voir !»
C’est ainsi que je débarquais début octobre 1969 dans l’équipe du radar météorique, dirigée par André Spizzichino et fis connaissance d’Isaac Revah qui me donna un cours rapide sur le radar et les ondes de gravité. J’habitais Aulnay-sous-Bois, j’étais Maître auxiliaire de maths à Sarcelles, je suivais les cours du DEA à Jussieu, avec des travaux pratiques à Saint-Maur, et je devais pointer plusieurs fois par semaine à Issy-les-Moulineaux… C’était avant le RER : j’achetai une petite voiture, et passai beaucoup de temps en train, métro et surtout en marche à pied! J’ignorais qu’au même moment l’assistant du labo d’océanographie, confronté à la démission de l’étudiant, mon copain Jérôme L., arrivé premier au certificat d’océanographie, qui avait finalement décidé d’aller à Orsay étudier les «Champs et Particules», s’était vainement mis à ma recherche : une place était maintenant libre au DEA d’océanographie, mais faute de pouvoir me joindre par téléphone, il avait pris l’étudiant arrivé 5ème. Je n’apprendrais cette histoire que trente-trois ans plus tard, en visitant le labo avec ma nouvelle casquette de Directeur des Recherches océaniques de l’Ifremer!
Je passais 13 ans au CNET, dans le département RSR-GRI, devenu plus tard le CRPE, et ma thèse de 3ème cycle porta sur les marées atmosphériques, dont le radar météorique avait mis en évidence un comportement perturbé en septembre-octobre à partir de 1970, et leurs relations hypothétiques avec les échauffements stratosphériques. Bien des années après, j’ai pensé que la fameuse «sérendipité» m’avait probablement fait poser le doigt sur un effet collatéral du trou d’ozone, que j’aurais ainsi découvert par hasard… Trop tard pour le prix Nobel! Le CRPE avait une vie scientifique riche, avec des séminaires, et je me souviens avoir été frappé par une conférence d’un chercheur du CFR de Gif-sur-Yvette, peut-être Jean-Claude Duplessy, qui nous avait présenté ses travaux sur les archives climatiques.
Et voici qu’en 1982, au printemps, Pierre Baüer qui était directeur adjoint du CRPE m’informa dans la file d’attente de la cantine qu’un poste allait se libérer au CNES, qui m’irait assez bien à son avis. Patrick Mascart, qui s’occupait à mi-temps des programmes de météorologie, en avait assez des allers-retours en train entre Clermont-Ferrand et Paris. De surcroît, un autre ingénieur, Jean-Pierre Chassaing, qui s’occupait de géophysique et de localisation partait rejoindre Yves Sillard au CNEXO. Surtout, le Séminaire de Prospective scientifique spatiale qui s’était tenu aux Arcs en septembre 1981 avait mis en priorité un projet d’océanographie dénommé Poséidon, destiné à être embarqué en passager du satellite SPOT-2 (SPOT-1 n’était pas encore lancé), et la Direction des Programmes et sa Division des Programmes Scientifiques avaient besoin de quelqu’un pour remplir les fonctions de responsable des programmes dont auraient dû s’occuper les partants. J’étais connu comme militant syndical et politique communiste, m’apprit plus tard Aline Chabreuil, avant même d’avoir mis un pied au CNES. J’avais côtoyé des ingénieurs du CNES –Gérard Brachet, Jean-Marie-Luton, Daniel Sacotte, Geneviève Debouzy, Arlène Ammar, René Bost– lors de congrès du COSPAR que je fréquentais régulièrement. L’envie de rejoindre cette équipe, et mon vieux rêve adolescent de travailler dans le spatial –un rêve qui avait débuté à mon arrivée en France en 1957, peu avant le premier Spoutnik, et s’était poursuivi au lycée, avec le choix du russe comme deuxième langue et la participation à un club inconscient de lancement de fusées artisanales…– firent que je posai ma candidature, peu avant de partir en vacances… à Cuba. Mes préférences politiques d’alors –il y avait des ministres communistes au gouvernement en 1982– n’étaient apparemment plus un obstacle et ma candidature fut retenue. Je débutai au CNES le 2 novembre 1982, détaché du CNRS avec un horizon de 3 ans – Jean-Marie Luton m’avait dit que la politique du CNES était de changer les responsables de programmes tous les 3 ou 4 ans, d’où le recrutement pour ces fonctions d’ingénieurs ou de chercheurs en détachement de leur organisme d’origine, CNRS, Université ou Direction de la météorologie nationale.
Mes premiers pas au CNES ont ressemblé à la technique consistant à jeter les enfants à l’eau avant qu’ils sachent nager, afin de voir comment ils s’en tireraient (ou pas). Il semble que j’aie fait l’affaire, puisque quelques mois après mon arrivée, un accord pour une étude de phase B conjointe d’un projet dénommé provisoirement TOPEX-Poséidon était engagé. En octobre 1983, un rapport scientifique complet fut publié par le CNES sous le titre POSEIDON–Objectifs scientifiques, le comité de rédaction étant composé (dans cet ordre) de Michel Lefebvre, Jean-François Minster, José Gonella, Jean-Pierre Chassaing, Jean-Louis Fellous, Claude Frankignoul et François Madelain. Cet épais volume, dont l’assemblage m’avait occupé pendant plusieurs mois, fut adressé à toutes les instances scientifiques et politiques compétentes. L’avant-propos rappelait : «[l’]objectif premier [du projet POSEIDON] est d’étudier la circulation des océans, l’état de la mer et les marées océaniques. Il permettra aussi des études de la glace de mer, des calottes polaires et de la déformation régionale des continents. Il améliorera notre connaissance du géoïde terrestre et sera une aide importante à la cartographie. Enfin, il pourra servir à la synchronisation des horloges.» Nulle part n’est mentionné le climat, ni l’élévation du niveau de la mer sous l’effet du réchauffement climatique… Une présentation de synthèse de 45 pages signée Minster, Lefebvre et Lannelongue (l’ingénieur du CNES responsable du développement de l’altimètre Poséidon) exposait ces objectifs en détail – là-encore, aucun titre ou sous-titre ne cite le climat ou le niveau de la mer. Cette présentation renvoyait à trente annexes dont deux contenaient le mot «climatologie» : la première signée de Pierre Morel, intitulée «Climatologie et Océanographie», reproduisait son rapport introductif au Séminaire des Arcs. Ce texte comportait une section intitulée «Le problème scientifique du climat» qui évoquait d’abord les variations d’origine astronomique, avant d’affirmer «que les variations climatiques font intervenir, d’une manière dynamique, toutes les composantes de l’enveloppe fluide de la planète, c’est-à-dire l’atmosphère, les océans et les glaces polaires. D’autres facteurs, appartenant notamment à la biosphère, agissent pour modifier lentement la composition chimique de l’air et des océans et, par ce biais, affectent le bilan radiatif de la planète : on pense en particulier à l’enrichissement progressif en CO2, au bilan de l’ozone stratosphérique ou à la charge de poussières et d’aérosols résultant des activités agricoles et industrielles. De même, l’activité tectonique de la planète modifie lentement la topographie des bassins océaniques et le régime des courants marins…» Pas la moindre allusion dans ce texte, en dehors de la mention du CO2, aux gaz à effet de serre comme le forçage majeur d’un changement climatique qui n’est pas davantage nommé.
La deuxième annexe, signée de Claude Frankignoul, intitulée Climatologie, Océanographie et Glace de mer», évoquait «l’intérêt que peut présenter le projet POSEIDON pour la recherche et océanographie et climatologie, puisque l’altimètre pourrait permettre de mesurer de manière pratiquement continue et surtout global les variations de l’élévation de la surface de la mer pendant de nombreuses années.» Au reste, les scientifiques français qui soutenaient le projet POSEIDON n’étaient pas plus informés que leurs collègues américains : la plaquette TOPEX éditée par la NASA à la même époque ne citait pas non plus le climat ni le niveau de la mer parmi ses objectifs…
Cependant, la conscience d’un problème climatique faisait son chemin. En 1985, j’eus l’idée de répondre à l’appel à propositions du CNES pour l’organisation d’une école d’été, une activité récurrente tous les deux ans. Il y avait eu l’école d’été de Grasse en 1982 sur l’océanographie spatiale. Je ne sais plus quel était le thème de celle de 1984. Je proposai le thème «Climatologie et observation spatiale», qui fut retenu par la commission de sélection. L’école d’été eut lieu en juillet 1986 à la station de biologie marine de Roscoff. Parmi les enseignants, Robert Sadourny, Bob Kandel, Pascale Delecluse, Catherine Gautier, Jean-Claude André, Christine Provost, Jean-François Minster, David Carson, Ichtiaque Rasool, David Drewry, Jean-Claude Gascard, ... Parmi les étudiant-e-s (dont un bon tiers de «non-Français»), Frédérique Rémy, Claire Lévy, Chantal Claud, Catherine Ottlé, Claire Périgaud, Slim Gana, Andrey Kostianoy, Philippe Gaspar, Bernard Bourlès, François-Marie Bréon, … Presque toutes et tous ont fait une belle carrière dans la recherche climatique. L’expérience avait paru si passionnante qu’une deuxième école d’été conjointe «CNES-Scripps» eut lieu en août 1987 à La Jolla, co-dirigée par Catherine Gautier (dont j’apprendrais plus tard que nous avions suivi le même parcours depuis le lycée, séparés d’une année scolaire, puis universitaire !).
Presque insensiblement, la question climatique s’est ainsi imposée comme le problème central, et j’ai compris que de ma position au CNES, je pouvais contribuer à la prise de conscience en mettant ce sujet en priorité des programmes spatiaux dont j’étais responsable. D’où l’effort, suivant une incitation venue de Pierre Morel, entretemps devenu Directeur du Programme Mondial de Recherche sur le Climat (WCRP), pour pousser le projet ScaRaB de mesure du bilan radiatif de la Terre dans la coopération spatiale franco-soviétique, grâce à l’implication de Bob Kandel et Jean-Louis Monge. Puis, les développements sur les lasers embarqués menant à Calipso et Aeolus ; après le lancement de TOPEX-Poséidon, la création en 1994 du GIP MEDIAS-FRANCE, réseau de coopération entre l’Europe et l’Afrique pour l’étude des changements globaux, et les écoles d’été sur ce thème au Niger et au Kenya ; les Séminaires de Prospective du CNES à Deauville (1985, BEST) et au Cap d’Agde (2001, IASI) ; le secrétariat du CNFCG aux côtés de Jean-Claude Duplessy, puis de Marie-Lise Chanin, le CEOS, GMES, etc. C’est avec Marie-Lise que je publiai, dans Le Monde du 15 janvier 2001, une tribune titrée : «L’altération du climat : une confusion entretenue», en réaction au livre d’un climatosceptique oublié (Climat de panique, d’Yves Lenoir). Ce texte me valut un appel d’un éditeur qui me proposait d’écrire un ouvrage reprenant le titre de la tribune du Monde. Cette offre fit long feu, mais l’idée m’avait plu. Je proposai un synopsis à plusieurs éditeurs, parmi lesquels Le Seuil (Jean-Marc Lévy-Leblond refusa, car il éditait un certain Jean-Marc Jancovici) et Odile Jacob, dont le lecteur, Jean-Luc Fidel, accepta le projet, et même la totalité du texte que je livrai, à l’exception d’une ligne dans laquelle je critiquais… Claude Allègre, «auteur maison» et par conséquent inattaquable dans les livres publiés chez le même éditeur! Mon cher ami Gérard Mégie, déjà gravement malade, accepta de rédiger la préface, peu avant son décès, sans doute le dernier texte qu’il avait publié…
Voilà le long parcours qui m’a conduit de la «géophysique générale» au climat». Je remercie toutes celles et ceux qui m’ont accompagné sur ce chemin, dont Robert Kandel, le séduisant Américain qui m’avait éduqué aux mystères du bilan radiatif, dont Claude Lorius, décédé ce 23 mars 2023, que j’avais connu il y a quarante ans au sein de comités scientifiques de l’INAG, puis INSU, où je représentais le CNES et dont la gentillesse de l’accueil qu’il m’avait réservé, timide débutant dans le monde du management des sciences de la Terre, est restée dans ma mémoire, et tant d’autres…