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Quelles sont les constantes de temps et les rétroactions ?

Yves Fouquart -Novembre 2018

  1. Introduction

    En un peu plus d'un siècle, la Terre s'est réchauffée d'environ 1°C. Ce réchauffement est très majoritairement dû à l'augmentation de la concentration de l'atmosphère en gaz à effet de serre (GES). Dans les prochaines décennies, les émissions vont continuer et le réchauffement continuera. La question qui se pose est donc de savoir quelle sera l'ampleur de ce réchauffement et quelle sera sa vitesse.

    L'augmentation de la concentration en GES impose au système climatique une contrainte qu'on appelle forçage radiatif (voir encart 1).

    Encart 1 : Forçages et rétroactions

    Les forçages (△F) sont des déséquilibres du bilan d'énergie de la planète, si △F >0 la Terre emmagasine de l'énergie et elle se réchauffe et, inversement si △F <0, elle se refroidit. Une rétroaction résulte de l'influence de la variation de température résultante sur un élément du système climatique capable, lui-même de modifier le bilan radiatif. On peut faire l'analogie avec un amplificateur dans lequel le signal d'entrée est la variation originale du bilan radiatif, par exemple celle due à l'augmentation du CO2, le signal de sortie est la variation de température. Une rétroaction consiste à renvoyer vers l'entrée de l'ampli une partie du signal de sortie, c'est alors un amplificateur opérationnel bien connu des électroniciens. 

    Dans le cas du climat, l'amplificateur est le système climatique, il est représenté schématiquement sur la Figure 2. C'est l'ensemble de la planète que l'on peut diviser en un certain nombre de sous-systèmes capables de répondre individuellement à des contraintes et qui interagissent entre eux suivant des échelles de temps plus ou moins longues. Dans ce schéma, η est le gain de l'amplificateur en l'absence de rétroaction, pour le système climatique c'est donc la sensibilité climatique sans atmosphère et f est l'amplitude de la rétroaction et se mesure en (W/m2)/°K (Watt par mètre carré par degré Kelvin).

     


    Si l'on connaissait la sensibilité du climat à ces forçages, on pourrait en déduire directement l'ampleur du réchauffement. Comme on va le voir dans la suite de cet article, ce n'est pourtant pas si simple et si cette quantité reste fort utile, il est essentiel de garder en tête ses limitations et, en particulier, le fait qu'elle dépend fortement de l'échelle de temps considérée.

  2. Définition usuelle de la sensibilité climatique

    On définit usuellement la sensibilité climatique comme l'augmentation de la température moyenne de la planète qui résulte d'un doublement de la concentration de l'atmosphère en CO2

    Dans cette expression δT est la variation de température et δF le forçage radiatif correspondant au doublement de la concentration en CO2.

    Pour mémoire, la concentration en CO2 au début de l'ère industrielle était C0 = 280 ppmv, elle est aujourd'hui de C= 400 ppmv et la concentration augmente grossièrement de 2 à 3 ppmV par an. Une bonne approximation du forçage radiatif du CO2 est

    δF = 5,36*ln (C/C0)

    Pour un doublement de la concentration (560 ppm), le forçage du seul CO2 est de 3,68 W/m2

    Pour une Terre sans atmosphère, le forçage serait une variation de l'irradiance solaire, on démontre aisément (voir encart 2) que pour un forçage solaire de 3,68 W/m2, s = 1 K.

    Encart 2 : Sensibilité climatique sans atmosphère, démonstration

    Sans atmosphère et donc sans effet de serre, la Terre émet comme un corps noir suivant la loi de Stefan :

    F = σ T4

    Et donc

    δ F / F = 4 δ T / T

    À l'équilibre la Terre émet toute l'énergie qu'elle reçoit du soleil, or elle reçoit la lumière du soleil sur un disque de surface πR2 mais elle rayonne sur toute la sphère de surface 4πR2.

    Donc F = (1-α) F0 / 4

    α = 0,30 est l'albédo de la Terre et F0= 1360 W/m2, l'irradiance solaire, soit F=238 W/m2 ce qui équivaut à une température d'émission (conformément à la loi de Stefan ci-dessus) de 254 K et δT/δF=T/4F= 0.27 K/(W/m2)

    Donc pour un doublement (δ F = 3,68 W/m2), la sensibilté à l'équilibre est seq= 1 K

  3. Le système climatique

    La Terre comporte une atmosphère, des océans, des glaciers, de la végétation. L'ensemble constitue le système climatique, chaque sous élément constitue un sous-système qui possède sa propre dynamique plus ou moins rapide et qui interagit avec les autres sous-systèmes. Le climat de la planète résulte de l'ensemble de ces interactions. La figure 1 en est une représentation schématique. Les flèches représentent les interactions entre les sous-systèmes.

    La notion de constante de temps des différents processus est essentielle. La figure 2 résume les échelles de temps caractéristiques des différents sous-systèmes, c’est-à-dire leur temps d'évolution vers un équilibre.

    L'atmosphère est le sous-système le plus dynamique. Les échelles de temps concernées vont de la quasi instantanéité des processus de condensation, à quelques heures pour la convection, la semaine pour le cycle de vie des perturbations, et quelques semaines pour les ondes planétaires.



    L'océan a une capacité thermique 1 000 fois supérieure à celle de l'atmosphère. Il constitue donc un puissant amortisseur des perturbations climatiques. L'océan est très dynamique mais son inertie est beaucoup plus grande que celle de l'atmosphère. Les courants marins ont en surface des vitesses typiques de l'ordre de qq km/h pour les plus rapides (Kuroshio, Gulf Stream) et quelques dizaines de cm/s en profondeur, à comparer à plusieurs dizaines de km/h pour les vents modérés et jusqu'à 300 km/h pour les courants jets.



    Dans l'océan, les constantes de temps sont donc beaucoup plus longues. Par ailleurs, l'océan est stratifié : l'eau chaude étant moins dense que l'eau froide a tendance à naturellement rester en surface. Le mélange a lieu grâce à l'action du vent mais il ne concerne que les premières centaines de mètres (couche limite océanique, CLO). C'est dans les interactions entre l'atmosphère et la CLO que les constantes de temps sont les plus courtes, de l'ordre de quelques années.

    Avec les couches plus profondes, le mélange a lieu quand le refroidissement en surface est assez puissant pour permettre à l'eau de surface d'être encore plus froide et donc plus dense que l'eau sous-jacente. Ceci ne se produit qu'aux très hautes latitudes Nord et Sud. La formation de la glace de mer renforce le processus. On comprend que ce mécanisme ne met en jeu que des débits assez faibles. En conséquence, cela agit comme un goulet d'étranglement et la circulation de l'eau en profondeur est largement commandée par le débit de ces régions de formation d'eau profonde. La circulation dans l'océan à l'échelle globale est souvent appelée le tapis roulant océanique. L'image a le mérite d'être parlante même si la réalité est nettement plus complexe. La constante de temps de ces mouvements océaniques à l'échelle planétaire est de l'ordre du millénaire.

    La cryosphère comprend la neige et glace de mer qui sont saisonnières, les glaciers de montagne et les calottes de glace du Groenland et de l'Antarctique. Les variations du volume et de l'étendue des glaciers de montagne ont des temps caractéristiques de l'ordre de la dizaine d'années comme en témoigne l'évolution des glaciers des Alpes.

    En ce qui concerne les calottes glaciaires, il faut distinguer ce qui relève de l'accumulation ou inversement de la fonte et ce qui relève de la dynamique des calottes.

    Dans le premier cas, les échelles de temps caractéristiques sont de l'ordre du millénaire. À titre d'exemple pour faire fondre la totalité des glaces des deux calottes en utilisant l'intégralité du déséquilibre énergétique de la planète dû à l'augmentation de l'effet de serre, il faudrait plus d'un siècle.
    La dynamique des calottes est, quant à elle, responsable de la dislocation des glaciers qui provoque la libération d'icebergs qui peuvent être gigantesques. C'est un processus hautement non linéaire qui peut donc être très brutal.

    L'influence de la géosphère sur le climat s'exerce aux très grandes échelles de temps via la tectonique des plaques et la position des continents qui gouverne la circulation océanique. Aux courtes échelles de temps, son influence s'exerce par l'intermédiaire des éruptions volcaniques. Il s'agit d'évènements sporadiques dont l'influence sur le climat par l'intermédiaire des aérosols volcaniques a typiquement une constante de temps de l'ordre de l'année. (Voir les éruptions récentes d'El Chicon et du Pinatubo).

  4. Forçages et rétroactions

    Les forçages sont les contraintes appliquées à l'ensemble du système (voir Encart 1) , on y trouve les forçages naturels (variation de l'énergie solaire incidente, variations de l'éclairement solaire dues aux variations de son orbite autour du soleil ou encore les aérosols issus des éruptions volcaniques) et les forçages anthropiques (perturbations de l'effet de serre, émissions d'aérosols, changement d'usage des sols…).

    La sensibilité climatique dépend très fortement du signe et de l'intensité des rétroactions (voir Encart 1) mais celles-ci ont des constantes de temps très diverses. Elles peuvent concerner un ou plusieurs sous système. Les rétroactions rapides sont celles qui concernent l'atmosphère (nuages, vapeur d'eau, convection ..), les rétroactions les plus longues mettent en jeu l'océan global et les calottes glaciaires.

  5. Sensibilité climatique à l'équilibre, sensibilité transitoire

    Pour tenir compte du stockage temporaire de la chaleur dans l'océan, on écrira plutôt :

    Δ Q = δ E - λ Δ T

    λ = δ F / δ T représente la fraction du déséquilibre radiatif qui a permis une augmentation Δ T de la température de l'atmosphère, Δ Q est la fraction stockée dans l'océan ou encore l'augmentation du contenu en chaleur de l'océan. À l'équilibre Δ Q= 0 et λeq est alors l'inverse de la sensibilité climatique seq. Hors équilibre, λ est donc l'inverse d'une sensibilité climatique transitoire (λ = 1/str ) C'est typiquement celle que l'on peut espérer déterminer expérimentalement aujourd'hui. Pour les prévisions, on a précisé cette notion : la sensibilité transitoire str est celle qui est obtenue après 70 ans d'augmentation linéaire de la concentration atmosphérique en CO2 à raison de 1% par an.

    La figure 3 présente diverses estimations de cette sensibilité :

    Figure 3: Différentes estimations de la sensibilité climatique. Les courbes représentent les probabilités des estimations, les segments représentent leurs dispersions et les rectangles précisent les valeurs les plus probables (>66%)

    Comme le montre clairement cette figure, ces estimations sont très variables, mais cette dispersion provient pour une part de ce qu'on ne mesure pas réellement la même quantité.

    5.1 Approche par la modélisation

    Avec un modèle climatique, on peut instantanément doubler la quantité de CO2 et voir quelle est la nouvelle température obtenue après un temps simulé suffisamment long pour que le modèle se stabilise. On obtient alors directement la sensibilité à l'équilibre seq.

    L'avantage est que les forçages ainsi que la variation de température sont parfaitement connus. La question qui se pose est évidemment celle de la validité du modèle. Celui-ci décrit-il correctement l'ensemble des rétroactions, c'est à dire avec leur intensité et leur variation spatio-temporelle et représente-t-il correctement la variabilité climatique ? La réponse est évidemment non : les modèles ne sont qu'une représentation simpliste de la réalité et quelles que soient les améliorations dont ils font l'objet, ils le resteront.

    La dispersion des estimations de la sensibilité par les modèles traduit les différences des représentations des différents processus conduisant aux rétroactions. On ajoutera que les forçages eux-mêmes ne sont pas véritablement identiques, c'est le cas des aérosols pour lesquels les propriétés optiques et même la quantité varient entre les modèles mais c'est même le cas pour les GES parce que le calcul du forçage radiatif qu'ils produisent n'est pas parfait.

    Les contraintes

    On peut donc légitimement penser que parmi les modèles existants certains sont plus réalistes que d'autres. Pour faire le tri, on regarde la manière dont les différents modèles satisfont certaines contraintes expérimentales. Peu ou prou, elles ont toutes trait à la variation spatiale ou saisonnière de la température et du bilan radiatif tel qu'il peut être observé depuis satellite. Cette approche conduit à des sensibilités seq plutôt supérieures à 3°C (Caldwell et al, 2018, Evaluating Emergent Constraints on Equilibrium Climate Sensitivity ) Une autre contrainte (Emergent constraint on equilibrium climate sensitivity from global temperature variability, Peter M. Cox, Chris Huntingford & Mark S. Williamson) consiste à discriminer les modèles suivant leur aptitude à simuler non plus la tendance mais la variabilité climatique observée. Cette méthode restreint la fourchette des sensibilités en excluant les valeurs les plus élevées (>4.5 K) et les valeurs les plus faibles (<1.5K) pour une sensibilité la plus probable de 2,8 K.

    5.2 Approche expérimentale

    Avec les données expérimentales, on ne fait évidemment pas ce que l'on veut. Dans le cas où l'on s'intéresse à la période instrumentale (en gros depuis la fin du 19e siècle), ce que l'on détermine au mieux, c'est la sensibilité transitoire. La sensibilité à l'équilibre est, elle, estimée sur des périodes plus longues comme par exemple les transitions glaciaire – interglaciaire. Dans les deux cas, il faut évidemment connaître le forçage radiatif et la variation de température associée.

    Période instrumentale (sensibilité transitoire)

    Dans ce cas, les rétroactions les plus longues ne sont mises en jeu que partiellement, voire pas du tout.
    On sait que depuis la fin du XIXe siècle, l'augmentation de température est voisine de 1°C mais le problème est de distinguer ce qui résulte d'une possible variabilité multidécennale de ce qui résulte des forçages anthropiques et naturels et de les estimer précisément. Les forçages des GES sont assez bien connu (2,8 +/- 0,3 W/m2), l'incertitude principale vient du forçage des aérosols anthropiques (-0,9+/-1W/m2). Avec les autres forçages anthropiques comme le changement d'utilisation des sols, le forçage anthropique total est alors compris entre 1,1 et 3,3 W/m2 soit str compris entre 0,33 et 0,9 K/(W/m2). En extrapolant, pour un doublement de la concentration en CO2 (δ F = 3,68 W/m2), s2*CO2 est donc compris entre 1,2 et 3,4 K mais cette extrapolation ne tient pas compte des rétroactions plus lentes que sont l'océan profond et les calottes glaciaires, il s'agit donc d'une sensibilité transitoire à distinguer de celle que calculent les modèles.

    Dernier maximum glaciaire (sensibilité à l'équilibre)

    Les incertitudes concernent à la fois la variation de température et les forçages. En effet, le facteur déclenchant des glaciations/déglaciations est la variation de l'ensoleillement aux hautes latitudes de l'hémisphère Nord, variation qui résulte des variations de l'orbite de la Terre autour du soleil et de celle de son axe. C'est elle qui module l'enneigement des continents de l'HN et par suite, la rétroaction -albédo (voir Encart 1). Elle n'implique qu'une très faible perturbation du bilan radiatif qui, en soi, n'est pas la cause de la modification du climat. Ce qui se passe peut se résumer de la façon suivante (cas de la déglaciation):

    1. l'ensoleillement des hautes latitudes augmente,

    2. la couverture neigeuse diminue,

    3. les températures augmentent aux hautes latitudes,

    4. l'océan s'y réchauffe et commence à relarguer du CO2. La fonte des calottes est non linéaire et provoque des refroidissements temporaires brutaux

    5. la circulation océanique transporte cette chaleur dans l'hémisphère sud,

    6. l'océan s'y réchauffe et relargue à son tour du CO2

    7. l'effet de serre du CO2 réchauffe progressivement l'ensemble de la planète.

    Tout cela s'accompagne de modifications de la végétation et de la concentration de l'atmosphère en poussières par la diminution des surfaces continentales et péricontinentales dénudées.

    Puisque ce mécanisme met en jeu la circulation océanique globale (voir figure 2), les temps caractéristiques sont de l'ordre de plusieurs siècles. On peut voir sur la Figure 3 que pour cette méthode seq est compris entre 2 et 4 K.

     

  6. Conclusion

    Comme concept, la sensibilité climatique a l'avantage de la simplicité : à un forçage donné, on peut facilement faire correspondre une augmentation de température mais comme on l'a vu tout au long de cet article, cette simplicité est tout à fait trompeuse et il n'est donc pas du tout surprenant que plus d'un demi-siècle après les premières estimations par S. Manabe et par le groupe de travail que présidait G. Charney, on n'en ait pratiquement pas réduit l'incertitude (1). C'est aussi un concept dont l'utilité réelle est finalement limitée en ce sens que ce qui est réellement important, c'est l'évolution de la température surtout dans les décennies à venir. En revanche, les valeurs à l'équilibre déduites des données paléo-climatologiques renseignent sur le comportement à long terme du système incluant les processus non linéaires à effet de seuil et, donc, sur les risques éventuels d'un basculement vers un tout autre état moyen du climat.

    (1) D'après ce groupe , seq = 3+/-1,5K, pour comparaison, les modèles contraints donnent seq entre 1,5 et 4,5K, les observations récentes conduiraient en extrapolant au doublement du CO2 à s2*CO2 entre 1,2 et 3,3 K mais sans tenir compte des rétroactions les plus lentes et les estimations sur la dernière période glaciaire donnent entre 2 et 4 K.

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