Les défis techniques et sociétaux
Raymond Zaharia, Jacques Ruer, Yves Dandonneau
La concentration en gaz carbonique dans l’atmosphère s’est accrue au cours des dernières décennies au rythme d’environ 2,5 parties par million (ppm) par an et s’élevait en août 2024 à 424 ppm. Cette hausse est due aux émissions qui résultent des activités humaines et à leurs conséquences sur l’environnement, et entraîne un réchauffement du climat. Réduire ce réchauffement implique non seulement de ralentir, puis d’arrêter nos émissions dès que nous en serons capables, mais aussi, par divers moyens, de retirer de l’atmosphère le gaz carbonique en excès que nous y avons accumulé.
Ce retrait s’effectue naturellement grâce aux puits de carbone que sont l’océan, et la végétation terrestre, mais sa vitesse est très insuffisante pour éviter une hausse de la température qui mettrait la vie et les activités humaines en difficulté dans de vastes régions. Déjà planter des forêts, ou enrichir les sols cultivés en matière organique (ou plutôt : les ré-enrichir, car l’agriculture moderne les a considérablement appauvris) est un moyen, préconisé et encouragé, de renforcer le puits de carbone dans la végétation terrestre.
Toutefois, la capacité d’absorption des océans, et de la biomasse des terres émergées ne permettra pas à elle seule de limiter le réchauffement du climat à +2°C, encore moins à +1,5°C.
En effet, lorsque la concentration en CO2 de l’atmosphère cessera d’augmenter, les premiers ne pourront plus absorber une part significative de ce gaz. Pour ce qui concerne le réservoir de carbone organique des écosystèmes terrestre, il est soumis à une dégradation par des processus microbiens, de telle sorte qu’on peut seulement envisager de porter et maintenir sa biomasse à un niveau aussi élevé que possible : il ne se forme plus actuellement de gisements de charbon ou de pétrole tels que ceux qui se sont constitués à l’ère primaire. Une forêt en phase croissance accumule du carbone, mais un fois atteint son stade de maturité elle rejette autant de CO2 par la respiration et la dégradation de sa matière organique qu’elle n’en absorbe par photosynthèse.
Le sixième rapport du GIEC, ainsi que les rapports du Haut Conseil pour le Climat [1] ou de L’Agence Internationale pour l’Energie [2] consacrés à la capture et au stockage du gaz carbonique de l’atmosphère dressent un panorama des diverses solutions existantes. Celles-ci sont nombreuses, variées, souvent insuffisamment explorées et mal connues, et les sigles par lesquelles elles sont désignées forment une jungle. Citons le DACS (direct air capture and storage, qui consiste à absorber le gaz carbonique de l’atmosphère et à le stocker), le BECCS (bioenergy with carbon capture and storage, qui utilise de l’énergie renouvelable pour cette capture), le CDR (carbon dioxide removal), LULUCF (land use, land use change and forestry, qui vise à accroître le puits de carbone dans l’écosystème terrestre).
Le stockage à long terme du gaz carbonique dans des couches géologiques.
L’un des moyens envisagés consiste à stocker le gaz carbonique capturé dans l’atmosphère dans des couches géologiques où il restera piégé pendant de très longues périodes. L’idée vient naturellement à l’esprit si on considère que les gisements de pétrole ou de gaz naturel y sont restés piégés pendant des millions d’années, et que les gisements épuisés, qui sont justement à l’origine des émissions anthropiques, offrent une très large capacité de stockage. Quelques sociétés industrielles ont déjà mis en œuvre ce stockage, mais à une échelle peu significative, très loin de la valeur approximative d’une gigatonne de CO2 par an qu’on espère atteindre en 2050 (soit 0,27 gigatonnes de carbone par an, alors que nos émissions actuelles sont d’environ 10 gigatonnes par an).
Les difficultés sont nombreuses et bien réelles. Extraire le gaz carbonique de l’atmosphère où il est en concentration très faible, (et pourtant excessive pour un climat qui nous convienne), a un coût élevé. Extraire ce gaz carbonique dès son émission dans les sites industriels diminue évidemment ce coût, mais il ne devrait logiquement plus exister beaucoup de sites industriels émettant beaucoup de gaz carbonique en 2050, date à partir de laquelle les scénarios que nous devrions respecter prévoient des émissions nettes nulles (net zéro émissions). Si les sites d’enfouissement, qui sont entre autres d’anciens gisements d’hydrocarbures, sont éloignés des sites d’émissions, le transport du gaz carbonique capturé constitue un coût supplémentaire. Captage, transport et enfouissement du gaz carbonique pourrait coûter entre 60 et 150 € par tCO2, et davantage si les conditions ne sont pas optimales [2]. Il ne faudra évidemment pas recourir pour cela à de l’énergie fossile, ce qui annulerait en grande partie le retrait du CO2 de l’atmosphère, mais à des énergies renouvelables. Le coût des opérations nécessaires pour diminuer de quelques parties par million la concentration en gaz carbonique de l’atmosphère atteindra plusieurs milliers de milliards d’Euros (1 ppm, c'est 8 milliards de tCO2). Il faut y penser maintenant, alors que nos émissions augmentent chaque année cette concentration de plus de 2 parties par million.
Quels acteurs pour la capture et le stockage du gaz carbonique ?
Disposant déjà d’infrastructures et des connaissances de terrain, les compagnies pétrolières sont incontournables. Il n’est pas surprenant, alors que les émissions de gaz carbonique qui ont conduit au réchauffement climatique sont passées entre leurs mains, qu’elles soient les mieux placées pour mettre en œuvre le retour du carbone dans les couches géologiques d’où elles l’ont extrait. Ce qui peut heurter d’un point de vue éthique, c’est qu’après s’être beaucoup enrichies en fournissant les hydrocarbures dont nous avons eu besoin, et avons encore besoin, elles s’emparent du marché de la capture et du stockage du CO2 issu de ces hydrocarbures ! Il n’en reste pas moins que ces sociétés possèdent à l'évidence la technologie et la puissance industrielle pour s’attaquer au problème.
La nécessité pour respecter les accords de Paris de limiter le réchauffement de la température moyenne globale à +2°C, voire +1,5°C rend indispensable de retirer de l’atmosphère une partie du gaz carbonique en excès. Mais ce ne sera pas une tâche facile, et mieux vaut qu’il y en ait le moins possible à retirer. Au contraire, une logique strictement financière tend à prolonger l’exploitation des hydrocarbures fossiles, génératrice de profits, en faisant croire qu’on saura réduire facilement la concentration en gaz carbonique de l’atmosphère plus tard. Il nous a été donné d’assister à des présentations données par des représentants de l’industrie pétrolière qui mettaient en avant leur compétence et leur disponibilité pour ces opérations de capture et de stockage dans les puits de pétrole épuisés. Les capacités de capture de CO2 en 2050 étaient estimées à 5 gigatonnes par an, alors que les chiffres avancés par des organismes officiels [2] se montent plutôt à 1 ou 1,5 gigatonnes.
Le passé devrait nous inciter à la méfiance : certaines compagnies pétrolières ont financé des études qui montraient que l’accroissement de la teneur en gaz carbonique de l’atmosphère ne risquait pas de modifier le climat, alors qu’elles en savaient fort bien les conséquences. Les essais en Europe d’établir un marché des «crédits carbone» a débouché sur des escroqueries financières d’envergure. Et la compensation des émissions de gaz carbonique par la plantation de forêts s’avère bien souvent gérée au moindre coût et inefficace.
Pour ce qui est de la capture et du stockage à long terme du gaz carbonique, l’horizon 2050 peut paraître lointain. Ce n’est pas une raison pour ne pas le préparer soigneusement.
Si l’on peut douter, à ce stade, des annonces concernant une diminution significative de la quantité de CO2 présent dans l’atmosphère, (en raison d’un coût prohibitif [3] pour chaque ppm en moins), il existe des situations où la capture et l’utilisation du CO2 présentent un intérêt. Quelques projets ont déjà été lancés [2]. Une étape intéressante consiste à réutiliser le CO2 pour synthétiser des carburants artificiels dans le but de remplacer des combustibles fossiles. (cf. ce document interne du Club des Argonautes, rédigé il y a ~10 ans : http://clubdesargonautes.com/Synthese_DE_CARBURANTS_AIR_rev3.pdf ) En effet, si on considère l’aviation, le pétrole possède des qualités difficiles à obtenir avec des solutions alternatives comme l’hydrogène ou les avions électriques.
On parle de e-fuels obtenus en faisant réagir le CO2 avec de l’hydrogène produit par électrolyse de l’eau. Bien entendu, lorsqu’un avion consomme de l’e-fuel il rejette du CO2, mais si celui-ci est capturé à nouveau, il n’y a pas de soustraction de CO2 de l’atmosphère, mais un bilan nul, ce qui est un pas dans la bonne direction.
Si une politique volontariste conduit à produire ces carburants de synthèse, la taille de l’industrie qu’il faudra développer pour le seul usage de l’aviation sera telle que les effets d’échelle permettront de réduire les coûts de façon significative.
Ceci pourrait ouvrir la voie aux projets de capture et stockage géologique.
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[1] Avis sur la stratégie de capture du carbone, son utilisation et son stockage (CCUS), Haut Conseil pour le Climat, novembre 2023, https://www.hautconseilclimat.fr/publications/avis-sur-la-strategie-de-capture-du-carbone-son-utilisation-et-son-stockage-ccus/
[2] Direct Air Capture, A key technology for net zero, IEA, avril 2022, https://iea.blob.core.windows.net/assets/78633715-15c0-44e1-81df-41123c556d57/DirectAirCapture_Akeytechnologyfornetzero.pdf