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Les océans absorbent une partie du gaz carbonique émis par les activités humaines.
Deux processus y contribuent : d'une part ce gaz est soluble dans l'eau (c'est la pompe de solubilité) et d'autre part la vie fait du carbone son principal constituant (la pompe biologique en est le résultat).
On a pu lire parfois que «la vie dans l’océan ... absorbe un quart du CO2 émis chaque année par l’homme dans l’atmosphère». Pourtant, bien que correspondant à une idée très répandue, cette affirmation est fausse.

Comme tous les organismes doués de photosynthèse, le phytoplancton et les cyanobactéries absorbent du gaz carbonique pour se construire, et ce gaz carbonique est stocké dans leurs tissus sous forme d'hydrates de carbone ou autres composés organiques. À la mort de ces organismes, les cadavres et détritus tombent vers le fond des océans, entraînant le carbone qui a été fixé : c'est ce qu'on appelle la pompe biologique océanique de carbone. Elle découle directement de la production primaire que permet la photosynthèse, qui varie selon les lieux et les saisons, selon la disponibilité des sels nutritifs, de la lumière, et de la température. C'est elle qui, en générant sans cesse des particules organiques qui quittent la couche éclairée de surface et entraînent du carbone vers la profondeur, maintient dans l'océan un gradient entre des eaux de surface appauvries en carbone et des eaux profondes enrichies. Sans ce transfert permanent, la surface de l'océan serait beaucoup plus riche en carbonates et en gaz carbonique et l'atmosphère en équilibre avec un tel océan aurait une concentration en gaz carbonique deux à trois fois plus élevée !

1. Le cycle du carbone avant l'ère industrielle

Depuis la dernière déglaciation, c'est à dire pendant l'holocène, le climat est resté relativement stable, ce qui implique que la concentration en CO2 dans l'atmosphère (qui vient de dépasser 400 ppm) ait été à peu près constante. Elle était de 260 ppm il y a 7000 ans, et a lentement évolué pour atteindre 280 ppm vers 1750, début de l'ère industrielle.
Les flux préindustriels indiqués sur la figure 1 ci-dessous ont donc été ajustés de telle sorte que leur bilan soit équilibré afin de rendre compte de cette stabilité du climat grâce à des propriétés de l'atmosphère, des terres émergées et des océans peu variables.
Avant l'ère industrielle, les océans absorbaient 60 gigatonnes de carbone (GtC) par an, et en rejetaient 60,7 (figure 1). Il y avait donc émission vers l'atmosphère de 0,7 GtC par an, que l'atmosphère perdait ensuite dans divers  échanges avec les terres émergées. Un apport annuel de 0,9 GtC des rivières vers les océans, et une perte de 0,2 GtC par an due à la sédimentation de matériel biologique compensaient cette perte de 0,7 GtC par an des océans vers l'atmosphère. Quant à la pompe biologique («marine biota»), on voit qu'elle absorbait 50 GtC par an, que 37 étaient rapidement restitués sur place par la respiration des écosystèmes marins, et que 2 GtC rejoignaient chaque année le stock de la matière organique dissoute. 11 GtC par an étaient transmis sous la thermocline, rejoignant après respiration l'énorme stock des carbonates. Ce transfert était compensé par le bilan de la diffusion et des courants au sein de l'océan qui ramenait un flux inverse de 11 GtC par an (101 – 90) au dessus de la thermocline. Enfin, comme on vient de le signaler, 0,2 GtC par an parvenaient jusqu'au fond des océans où ils se déposaient, sous forme de débris organiques ou de calcaire issu des squelettes du plancton.

Figure 1 : Stocks et flux de carbone dans un système terrestre simplifié, avec des océans, une atmosphère et des terres émergées. La situation qui a prévalu depuis la dernière déglaciation et jusqu'en 1750, début de l'ère industrielle, est indiquée en noir, tandis que la perturbation anthropique est représentée par les chiffres en rouge (extraite du 5ème rapport du GIEC)

2. La perturbation anthropique

Les émissions de carbone dues à l'activité humaine se sont ajoutées à ce schéma, et sont indiquées par les chiffres en rouge sur la figure 1. On voit qu'une partie du carbone rejeté dans l'atmosphère (7,8 GtC par an pour le carbone fossile et le ciment, et 1,1 GtC par an pour le changement d'usage des sols) est absorbée par la biosphère terrestre (2,6 GtC par an), une partie reste dans l'atmosphère (4 GtC par an), et une partie est absorbée par les océans (2,3 GtC par an). Cette pénétration de carbone anthropique dans les océans s'y traduit par une augmentation du stock de carbone, mais n'utilise pour cela que le processus d'échange par dissolution à l'interface océan – atmosphère : les flux de carbone qui transitent par la biomasse planctonique ("marine biota") ne sont pas modifiés. Comment pourrait il en être autrement ? La biomasse du plancton est restée inchangée, et les conditions de lumière et de sels nutritifs qui contrôlent la photosynthèse n'ont pas (ou trop peu) changé non plus. C'est donc la pompe de solubilité et non pas la pompe biologique qui absorbe une partie du gaz carbonique émis par l'homme : océan et atmosphère échangent en effet en permanence du gaz carbonique pour être en équilibre l'un avec l'autre, et une augmentation de la concentration en CO2 de l'atmosphère entraîne l'absorption d'une partie de ce gaz par l'océan jusqu'à ce qu'un nouvel équilibre soit atteint. Ce processus suffit à expliquer à lui seul le flux supplémentaire (i. e. en réponse à la perturbation anthropique) de 2,3 GtC par an de l'océan vers l'atmosphère.

3. Comment la vie marine pourrait-elle absorber davantage (ou moins) de gaz carbonique ?

Actuellement, et jusqu'à preuve du contraire, le fonctionnement de l'écosystème océanique n'a pas ou trop peu changé depuis le début de l'ère industrielle pour avoir une influence sur la concentration en CO2 de l'atmosphère. Remarquons toutefois que les 0,2 GtC par an qui se déposent sur les fonds marins représentent un potentiel certain pour modifier l'atmosphère sur le très long terme. Ceci a certainement joué un rôle dans l'alternance des périodes glaciaires et des épisodes chauds. En effet, les périodes glaciaires sont caractérisées par un climat sec et une extension des zones désertiques, émettrices de poussières riches en fer. De plus, la baisse du niveau marin a fait émerger les dépôts sédimentaires situés sur les plateaux continentaux qui sont alors soumis à une forte érosion.
Il s'en suit en période glaciaire une plus grande abondance de sels nutritifs qui crée les conditions pour une productivité accrue des océans : il y correspond un transfert de carbone de la couche superficielle vers l'océan profond supérieur à 11 GtC par an et une sédimentation de débris organiques supérieure à l'estimation à 0,2 GtC par an pour l'interglaciaire que nous connaissons actuellement. C'est ce que propose l'idée d'enrichir en fer l'océan austral et le Pacifique équatorial où, par manque de fer à cause de l'éloignement des continents, les sels nutritifs disponibles en abondance ne sont pas utilisés en totalité (voir encart «Donnez moi un cargo plein de fer et je fabrique une ère glaciaire»).
Il est possible que l'écosystème océanique se modifie en réponse au changement climatique. Une des causes les plus probables serait que la stratification des océans se renforce, leur surface se réchauffant plus vite que l'eau profonde, ce qui accroît la différence de densité entre elles. Ceci rendrait plus difficile la remontée vers la surface (par mélange turbulent ou par mouvement vertical) des eaux profondes riches en sels nutritifs, et il s'en suivrait une diminution de la photosynthèse et des flux de carbone associés, qui apparaissent sur la figure ci-dessus en entrée et sortie du compartiment « marine biota ». Alors, le flux biologique de 11 GtC par an de la surface vers l'océan profond serait réduit, mais les remontées de carbonates par mélange ou mouvement vertical seraient réduits eux aussi, au même titre que les remontées de sels nutritifs. En revanche, la sédimentation de 0,2 GtC par an sous forme de débris organiques vers les fonds marins diminuerait, ce qui équivaudrait à réduire la capacité des océans à absorber le gaz carbonique anthropique.
D'un autre coté, en même temps que l'activité humaine émet du gaz carbonique dans l'atmosphère, elle produit aussi des oxydes d'azote qui, à terme, sont susceptibles d'enrichir les océans en nitrates, et, contrairement à l'effet de stratification précédent, d'augmenter le puits biologique océanique de carbone. La biomasse du plancton est très variable selon les lieux et les saisons, et il est très difficile d'en déceler d'éventuelles variations globales en réponse au changement climatique. Le meilleur outil dont on dispose pour cela est la télédétection de la couleur de l'océan, dont on tire la concentration en chlorophylle, le pigment indispensable à la photosynthèse et qui constitue un indice de la biomasse du plancton. Jusqu'à présent, les tentatives pour détecter une tendance à la hausse ou à la baisse de la concentration en chlorophylle n'ont pas permis de conclure. Tout au plus a-t-on pu détecter en certaines régions (Atlantique nord-ouest) des légères variations de la couleur de l'océan qui suggèrent une diminution de la proportion des diatomées dans le phytoplancton, ce qui n'est pas anodin, car les diatomées sont les principales contributrices au flux annuel de 0,2 GtC qui s'accumule sur les fonds marins.
À plus long terme, par exemple en 2100, sous des températures plus élevées, il est probable que l'écosystème marin ne sera plus le même qu'aujourd'hui. Un fort changement de l'écosystème marin pourrait perturber profondément les flux de carbone liés à la pompe biologique océanique. Ou bien celle-ci pourrait continuer d'utiliser la même quantité de nitrates et de l'associer de façon équivalente au carbone pour continuer d'exporter vers l'océan profond la même quantité de carbone.
La pompe biologique a donc un rôle neutre mais néanmoins important : sans son action, l'océan deviendrait homogène en carbonates dont la concentration en surface serait très proche de celle qu'on trouve en profondeur ; l'équilibre entre l'atmosphère et l'océan se ferait alors avec une concentration en gaz carbonique bien plus élevée.

4. Pourquoi la vie terrestre absorbe-t-elle du carbone anthropique?

Il reste à expliquer ce qui peut paraître paradoxal : pourquoi la pompe biologique marine est elle inefficace pour absorber une partie des 8,9 GtC de gaz carbonique émises chaque année alors que la végétation terrestre en absorbe 2,6 ?
La réponse vient de ce qu'un accroissement de la concentration en gaz carbonique dans l'atmosphère (accroissement de près de 40 % depuis le début de l'ère industrielle) facilite la photosynthèse de la plupart des plantes terrestres et leur permet d'accroître leur biomasse. Au contraire, la photosynthèse marine, réalisée par des algues dont le photosystème est d'un type différent, et qui dispose non seulement du gaz carbonique dissous, mais aussi de carbonates en très grande quantité, ne tire aucun bénéfice de cette concentration accrue en gaz carbonique.

Témoignage

Après 1980, enfin, des mesures de production primaire marine fiables

Pour connaître la photosynthèse marine, on procédait à des mesures en mer, au cours desquelles on enrichissait avec l'isotope quatorze du carbone des prélèvements d'eau de mer replacés ensuite dans des conditions naturelles. À la fin de l'incubation, on filtrait ces prélèvements et la radioactivité retenue sur les filtres indiquait la quantité de carbone fixée. Trente années de pratique de ces mesures avaient conduit à une vision de la production primaire marine, avec ses zones fertiles (les upwellings tropicaux, les zones tempérées ou de haute latitude) et ses zones pauvres (les centres des océans tropicaux). Cette vision donnait la mesure du rôle du plancton dans le cycle global du carbone et le système climatique.
Premier coup de tonnerre : en 1981, Reid et Schulenberger s'interrogent sur l'oxygène issu de la photosynthèse et qui est piégé sous la thermocline saisonnière. Celle-ci, qui se forme au printemps, constitue une barrière de densité qui fait obstacle à la diffusion vers la surface : ils observent que cet oxygène est en quantité très supérieure à celle qu'on pourrait calculer en se basant sur les mesures de production primaire 1. Nos mesures sous-estimaient donc fortement la production primaire.
Deuxième coup de tonnerre et réconciliation : en 1982, Fizwater, Knauer et Martin montrent que les mesures de production primaire telles qu'on les met en œuvre sont fortement affectées par des contaminations diverses, notamment en métaux trace toxiques, si on ne prend pas assez de précautions lors des manipulations : après la parution de cet article, une «méthode propre» a été préconisée et appliquée aux mesures de production primaire marine. Elle a donné des résultats supérieurs, souvent d'un facteur 3 dans les régions tropicales pauvres.

«Donnez moi un cargo plein de fer et je fabrique une ère glaciaire»

Nous sommes maintenant en 1988, et Martin et Fitzwater montrent que le manque de fer dissous dans l'eau de mer est ce qui limite la production primaire dans les océans du sud, qui ne reçoivent pas ou trop peu les poussières d'origine continentale. Il en résulte dans ces régions une incapacité à utiliser la totalité des nitrates disponibles. Il suffirait de très petites quantités de fer pour rendre toute sa capacité de production primaire au phytoplancton (un cargo pour tout l'océan sud !) et alors, la production primaire des océans serait stimulée, les océans absorberaient davantage de gaz carbonique, celui ci verrait sa concentration diminuer dans l'atmosphère, et le climat pourrait se refroidir !

Les spécialistes de la production primaire gonflés à bloc

Forts de cette capacité du plancton à moduler le climat, et de leurs nouvelles mesures qui chamboulaient la vision ancienne de la production primaire marine, les phytoplanctologistes ont parfois rejoint les programmes de recherche sur le climat avec le sentiment qu'ils allaient changer tous les schémas. Il y eut parfois des tensions avec les géochimistes pour lesquels cette nouvelle vision ne modifiait pas radicalement la question du changement climatique. Sur un coin de table, un géochimiste m'a expliqué pourquoi le phytoplancton ne contribuait pas du tout à l'absorption du gaz carbonique d'origine anthropique. J'ai du rapidement admettre qu'il avait, hélas, raison.

(1) Schulenberger, E. & Reid, J. L. The Pacific shallow oxygen maximum, deep chlorophyll maximum, and primary productivity reconsidered. Deep Sea Research Part A Oceanographic Research Papers 28(9):901-919 • September 1981

(2) Fitzwater, S.E., G.A. Knauer and J.H. Martin 1982. Metal contamination and its effect on primary production measurements. Limnol. Oceanogr. 27:544-551.

(3) Martin, J. H. and Fitzwater, S. E. (1988) Iron-deficiency limits phytoplankton growth in the Northeast Pacific Subarctic. Nature 331, 341-343.

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