Quelles menaces et incertitudes pour les écosystèmes marins?
Yves Dandonneau
Les rejets de gaz carbonique (CO2, encore appelé dioxyde de carbone) dans l’atmosphère y accroissent l'effet de serre, entraînant un réchauffement du climat. Dans l’océan, qui absorbe environ un tiers de ces rejets, l’ajout de gaz carbonique n’est pas sans conséquences. En effet, le CO2 combiné à l’eau donne de l’acide carbonique H2CO3 qui se dissocie en ions H+, et en bicarbonates HCO3 :
CO2 + H2O ==> H2CO3 ==> HCO3- + H+ (équation 1)
Davantage d’ions H+ signifie que le pH de l’eau de mer diminue : les océans deviennent plus acides, et ceci est largement confirmé par les mesures.
Plus acides, ou moins basiques ? Le pH moyen des océans était de l’ordre de 8,2 avant l’ère industrielle, et il est actuellement égal à environ 8,1, ce qui correspond à une augmentation de 30% des ions H+. On calcule que si les émissions de gaz carbonique dans l’atmosphère se poursuivent au rythme actuel, en 2100, il pourrait baisser jusqu’à 7,9, ou même 7,8. Mais la neutralité correspond à un pH de 7. On reste donc en eaux basiques, et en nageant dans l’océan, on ne s’immergera pas dans un bain d’acide, contrairement à ce que pourrait suggérer la terrifiante formulation « acidification des océans ». Mais comme le mot « débasification » n’existe pas, contentons nous d’« acidification », tout en sachant que l’eau de mer ne deviendra acide en aucun cas.
De nombreux processus essentiels du monde vivant rejettent ou utilisent du gaz carbonique ou des carbonates (CO32-), et sont potentiellement sensibles au pH. Plusieurs programmes de recherche ont été mis en œuvre pour étudier les conséquences sur la vie marine de la diminution du pH (voir en particulier le site du programme européen EPOCA).
En premier lieu, la plupart des êtres vivants respirent : ils brûlent du carbone pour leurs besoins énergétiques, et, à l’instar de l’industrie humaine, ceci produit du CO2. La respiration a lieu à l’intérieur des organismes, et nécessite de la matière carbonée et, le plus souvent de l’oxygène. Que l’eau de mer soit plus ou moins acide change peu les conditions de la respiration, mais cette acidité va de pair avec une augmentation de la pression partielle de CO2 (cf équation 1) ; pour évacuer le gaz carbonique issu de leur respiration, les organismes marins devront donc lutter contre un gradient de gaz carbonique moins favorable, et il se peut que ceci nécessite une dépense énergétique supplémentaire et un handicap pour les espèces qui y seront le plus sensibles.
Les organismes doués de photosynthèse, c'est-à-dire, pour l’essentiel, les algues et les cyanobactéries, utilisent le CO2 et l’énergie lumineuse pour fabriquer leurs constituants. Dans un océan plus riche en CO2, ces organismes devront dépenser moins d’énergie pour mobiliser le CO2 dont elles ont besoin, et la photosynthèse devrait être stimulée. Toutefois, cet effet bénéfique est variable selon les espèces : certaines seront favorisées, d’autres moins ou pas du tout. Des changements dans la biodiversité sont donc à attendre, avec des conséquences possibles sur les chaînes alimentaires et sur les pêcheries.
Enfin, les ions carbonate CO32- s’associent aux ions calcium pour former du calcaire ; cette propriété est utilisée par des organismes dits « biocalcifiants » pour se fabriquer des coquilles ou des squelettes calcaires. C’est sur ce processus que les résultats scientifiques les plus nets ont été montrés. L’équilibre (2) ci-dessous permet de comprendre comment un océan plus acide et plus riche en CO2 affecte ces organismes :
2 HCO3- <==> CO32- + CO2 + H2O (équation 2)
En vertu de cet équilibre, les ions carbonate CO32- et le gaz carbonique varient en sens inverse. Ainsi, lorsque du CO2 pénètre dans l’océan (cf équation 1), l’équilibre (cf équation 2) se déplace vers la gauche : davantage d'ions carbonate CO32- sont utilisés pour former des ions bicarbonate HCO3-, et par conséquent, leur concentration diminue. Or, au dessous d’une concentration critique en ions carbonate, les pièces calcaires élaborées par les organismes se dissolvent spontanément dans l’eau de mer.
Cela s’observe naturellement dans l’océan en profondeur où, du fait de l’absence de photosynthèse, le CO2 issu de la respiration des organismes s’accumule et le pH est moins élevé qu’en surface. Les pièces calcaires qui sédimentent vers les profondeurs de l’océan y fondent peu à peu au cours de leur chute. Dans les couches superficielles de l’océan actuel, ceci ne se produit pas encore, mais la concentration en carbonates est proche de cette valeur critique. On appelle « lysocline » la profondeur à partir de laquelle le calcaire se dissout dans l’océan. lorsque davantage de CO2 aura pénétré dans l’océan, ce qui, via l’équilibre (cf équation 2), transforme des carbonates en bicarbonates, la lysocline pourra atteindre la surface dans certaines régions. Alors, les pièces calcaires des organismes biocalcifiants s’y dissoudront dans l’eau de mer au fur à mesure de leur élaboration.
Parmi ces organismes biocalcifiants, on trouve les coccolithophoridés, les ptéropodes, les foraminifères et les coraux. Pour tous ceux là, assimiler des ions CO32- dans un océan acidifié, (où comme on vient de le voir, ceux-ci sont plus rares au profit des ions HCO3-), s’avérera plus difficile, et ils seront pénalisés dans leur compétition avec les autres espèces « non biocalcifiantes ». Dans certains cas extrêmes, l’eau devenue plus acide peut même dissoudre le calcaire, comme cela a été observé en culture au laboratoire pour des ptéropodes placés dans les conditions de pH prévues pour 2100 (et aussi, comme cela s’observe naturellement dans l’océan en profondeur où, du fait de l’absence de photosynthèse, le CO2 saccumule et le pH est moins élevé qu’en surface). Pour la même raison, la vitesse de croissance des colonies de corail de la Grande Barrière australienne a décru de 14% depuis 1990. Le danger est que ce taux de croissance diminue jusqu’à ne plus équilibrer la destruction des îles coralliennes par érosion et prédation. Aux hautes latitudes l’eau froide dissout mieux le CO2, et on a calculé que ces eaux après acidification dissoudront la coquille calcaire des ptéropodes dès 2050 si les émissions se poursuivent au rythme actuel. De manière générale, il est probable que l'acidification affectera la biodiversité marine, avec des conséquences probables sur les activités de pêche. Dans les atolls et autres édifices coralliens, qui supportent souvent une activité touristique, les habitants risquent de voir leurs conditions de vie se détériorer, voire même d'être obligés de partir si les atolls ne résistent plus à l'érosion, d'autant qu'ils sont déjà menacés par l'élévation du niveau de la mer.
Comme dit plus haut, la variation du pH attendue pour le siècle à venir (de 8,1 à 7,8) est modeste. En comparaison, le pH des eaux douces se situe généralement entre 5 et 9 ; il peut varier en une seule journée de 7 à 9 lorsque la photosynthèse est intense et consomme du CO2. Il ne faut pas pour autant juger comme négligeable l’impact que pourrait avoir l’acidification des océans sur les écosystèmes marins et les activités humaines qui en dépendent, car toutes les espèces marines ont évolué dans un milieu à pH très stable et pourraient moins bien résister à une variation faible (mais rapide si on la compare au passé récent) que les espèces d’eau douce habituées à des chocs importants.
À la demande du Congrès américain, le National Research Council’s Ocean Studies Board vient de publier un rapport sur l’acidification des océans, qui devrait déboucher sur une intensification et une coordination accrue des recherches sur les conséquences de l’acidification en cours. Ce rapport souligne aussi la nécessité de passer des expériences sur des espèces à des conclusions sur les écosystèmes tout entiers, car ce sont ces derniers qui constituent le cadre des activités humaines de pêche et de tourisme.
Voir aussi le Livret de l'environnement de l'Académie des Sciences
Mis à jour mai 2013