Bruno Voituriez
Le Gulf Stream a acquis une réputation médiatique et même hollywoodienne qui en fait une sorte de chef d’orchestre de l’évolution du climat avec cette question angoissante : peut-il s’arrêter et induire ainsi sur l’Atlantique Nord des conditions climatiques quasi-glaciaires en dépit d’un réchauffement global de la planète dû à l’accroissement de l’effet de serre?
Ce vedettariat a eu des conséquences positives : « Le Portrait du Gulf Stream » d’Erik Orsenna, par exemple, qui est directement issu de la mythification de ce courant. Mais il met mal à l’aise, sinon au supplice, l’océanographe physicien soumis à la question que le journaliste inquisiteur ne manque pas de lui poser :
Alors, le Gulf Stream va-t-il s’arrêter ?
Si le scientifique répond non il dit la vérité mais malheureusement il ne répond pas à la question posée qui, paradoxalement, ne concerne que marginalement le Gulf Stream.
Aussi pressé par le journaliste soumis lui-même à la contrainte du peu de temps « qui lui est imparti », faute d’avoir le temps de s’expliquer, entrera-t-il, à contre cœur, dans le jeu de l’amalgame que le journaliste lui impose :
Gulf Stream=circulation thermohaline avec le corollaire que la seconde ne peut s’interrompre que si le Gulf Stream lui-même s’arrête.
Ainsi les scientifiques contribuent-ils à entretenir le mythe. La question pertinente et légitime sous-jacente à celle du journaliste est en effet :
Y a-t-il un risque de voir la circulation thermohaline ralentir ou même s’interrompre avec à la clé, celui bien réel dans cette hypothèse d’un refroidissement climatique de l’Atlantique nord?
A cette question le scientifique peut répondre sereinement oui sachant que cela n’implique aucunement la disparition du Gulf Stream. Malheureusement la circulation thermohaline ou même sa version plus médiatique : le Tapis Roulant n’a pas encore la notoriété incontournable du Gulf Stream.
Le moteur du Gulf Stream.
Personne n’ayant encore réussi à créer de « mouvement perpétuel » il est généralement admis sur terre que tout mouvement a une cause et que seule la disparition de celle-ci peut y mettre fin.
Quelle est donc la cause du Gulf Stream ? C’est le vent lui-même généré par l’énergie reçue du soleil. Au départ il y a en effet le soleil dont l’énergie reçue sur la Terre est très inégalement répartie : maximum dans les régions intertropicales elle est très faible dans les régions polaires. Les océans principalement mais aussi les continents tropicaux constituent pour l’atmosphère une source d’énergie qui la mettent en mouvement et en font un agent de transfert de chaleur de la source chaude équatoriale vers les régions polaires froides. Du fait de la rotation de la terre ce transport de chaleur ne se fait pas en ligne droite mais par le canal de structures tourbillonnaires dont la première étape est constituée des grandes circulations anticycloniques anticycloniques subtropicales que l’on rencontre dans tous les océans : ceux des Açores et de Sainte Hélène pour l’Atlantique. Les vents y tournent dans le sens des aiguilles d’une montre dans l’hémisphère nord et à l’inverse dans l’hémisphère sud. Ce sont par exemple dans l’Atlantique nord la circulation des vents d’ouest au nord de l’anticyclone des Açores et les alizés de nord-est sur ses flancs est et sud. Cette grande circulation atmosphérique anticyclonique entraîne, en miroir, l’océan dans une grande noria anticyclonique équivalente constituée du courant nord-atlantique au nord, du courant des Canaries à l’est , du Courant Equatorial Nord au sud et….. du Gulf Stream à l’ouest. Gulf Stream qui n’est donc « que » le courant de bord ouest de la circulation anticyclonique océanique générée par l’anticyclone des Açores comme le courant des Canaries en est le courant de bord est. Gulf Stream qui a ses équivalents dans les autres bassins océaniques : Courant du Brésil dans l’Atlantique sud, Kuroshio dans le Pacifique Nord , courant des Aiguilles dans l’Indien sud. Sans craindre les raccourcis abusifs on peut affirmer que pour que le Gulf Stream s’arrête il faudrait que l’ anticyclone des Açores lui-même s’évanouisse et donc que le transfert de chaleur par l’atmosphère de l’équateur vers les pôles s’interrompe autrement dit que l’équateur ne soit plus là où il se trouve. Il faudrait pour cela une modification substantielle des paramètres de la rotation de la terre sur elle-même et autour du soleil, perturbation autrement plus importante que l’accroissement de la teneur de l’atmosphère en gaz à effet de serre. Voilà ce que , face aux médias, le scientifique n’a jamais le temps d’expliquer avant de répondre à la question : Le Gulf Stream va-t-il s’arrêter.
La circulation thermohaline et le tapis roulant.
Venons en alors à la question : l’arrêt possible du tapis roulant.
L’océan qui reçoit l’énergie solaire en surface est a priori dans une configuration stable : les eaux chaudes et légères sont en surface et n’ont donc aucune raison de s’enfoncer vers les profondeurs. N’était le vent, l’océan serait pratiquement immobile. A l’inverse, on l’a vu, l’atmosphère chauffée par le bas dans les régions tropicales est dans une situation instable, elle se met spontanément en mouvement entraînant dans la foulée l’océan. Les mouvements combinés de l’océan et de l’atmosphère et l’énergie qu’ils échangent entre eux notamment dans les processus d’évaporation et de précipitation reviennent à des échanges de densité entre différentes régions océaniques. L’évaporation (transfert d’eau douce de l’océan à l’atmosphère) augmente la salinité et donc la densité de l’eau de mer. L’atmosphère restituera ailleurs une part de cette eau douce à l’océan sous forme de précipitations avec comme conséquence une diminution de la salinité et donc de la densité. Ce sont les variations de densité qui découlent de ces échanges qui produisent la circulation « thermohaline » (de thermos = chaud et als=sel, les deux paramètres qui déterminent la densité de l’eau de mer). Lorsque les eaux de surface deviennent plus denses que les eaux qu’elles surmontent, elles s’enfoncent jusqu’à la profondeur correspondant à leur équilibre hydrostatique. C’est ce phénomène de convection que l’on observe en Mer du Groenland dans l’ Atlantique Nord où les eaux de surface plongent jusqu’à une profondeur de 3 500 mètres environ : ce sont les eaux profondes Nord Atlantique (EPNA) qui vont se répandre à travers tout l’océan et remonter progressivement vers la surface, dans le Pacifique Nord par exemple pour revenir à leur point de départ en Mer du Groenland via les détroits indonésiens, le Courant des Aiguilles, le Courant de Benguela, le Courant Equatorial Sud ….le Gulf Stream , la dérive Nord Atlantique et enfin le Courant de Norvège.
Représentation schématique connue sous le nom de Tapis Roulant.
Cette circulation thermohaline joue un rôle climatique très important : c’est elle qui contrôle les transports océaniques de chaleur vers les hautes latitudes dans l’Atlantique Nord.
La convection en Mer du Groenland crée en un véritable « appel d’eau » estimé à un débit d’environ 15 millions de m3 par seconde qui vont s’ajouter aux débits du Courant de Norvège, de la dérive Nord Atlantique et du Gulf Stream qui tous contribuent via, le « tapis roulant » au transport de chaleur des régions équatoriales vers les hautes latitudes.
Que la convection en Mer du Groenland et la circulation thermohaline ralentissent fortement ou même s’arrêtent comme ce fut semble-t-il le cas en période glaciaire et c’est le flux de chaleur équivalent à ces 15 millions de mètres cube par seconde qui sont perdus pour l’Atlantique nord faisant craindre alors, compte tenu de ce déficit thermique, l’irruption dans ces régions d’un refroidissement significatif au lieu du réchauffement promis par l’accroissement de l’effet de serre.
Mais le Gulf Stream dont le débit dépasse 100 millions de mètres cube par seconde au cap Hatteras continue lui sa route sur le bord ouest de l’anticyclone des Açores.
D’où l’excellente question qu’il est légitime de poser : le réchauffement global peut-il conduire à un ralentissement voire un arrêt de la circulation thermohaline ?
Pourquoi l’Atlantique ?
Il existe dans l’Antarctique d’autres zones convectives de formation d’eaux profondes mais il n’y en a pas dans le Pacifique Nord. Pourquoi cette différence entre ces deux océans ? Parce que le bilan des « échanges de densité » à travers les processus d’évaporation et de précipitations fait que l’Atlantique, et particulièrement l’Atlantique tropical nord, est beaucoup plus salé que le Pacifique. Ainsi le Gulf Stream amène-t-il vers les moyennes latitudes de l’Atlantique Nord des eaux chaudes et très salées qui sont reprises par la branche nord de la dérive Nord Atlantique et le courant de Norvège qui constituent les bords sud et est de la circulation, cyclonique cette fois(dans le sens inverse des aiguilles d’une montre) , associée au système dépressionnaire du Labrador . C’est le Courant du Labrador qui à l’ouest ferme cette boucle cyclonique. Dans leur périple ces eaux salées se refroidissent fortement en gardant toujours une sursalure si bien qu’en mer du Groenland elles atteignent des densités très élevées supérieures à celle des eaux qu’elles surmontent augmentées encore en hiver par la formation de glace qui prélevant de l’eau douce accroît encore la salinité et la densité des eaux de surface. Dans le Pacifique, en dépit d’un schéma de circulation océanique(Kuroshio+ circulation cyclonique des Aléoutiennes) analogue à celui de l’Atlantique( Gulf Stream+circulation cyclonique du Labrador) il n’ y a pas faute d’une quantité suffisante de sel de convection profonde ce qui n’empêche pas le Kuroshio de se bien porter comme le ferait le Gulf Stream si d’aventure une telle mésaventure se produisait dans l’Atlantique.
La bonne question : la circulation thermohaline peut-elle s’arrêter ?
Comme pour le Gulf Stream il faut remonter aux causes pour répondre à cette question et, en l’occurrence, ce sont les variations de densité de l’eau de mer. Une élévation de la température de l’océan et une diminution de sa teneur en sel concourent toutes les deux à une diminution de la densité de l’eau de mer et à l’occultation possible de la formation d’eaux profondes. Or ces deux phénomènes sont vraisemblables dans les scénarios du réchauffement global. On observe déjà une élévation continue de la température de surface des océans. On observe aussi une diminution constante de la banquise et l’on redoute une forte augmentation des précipitations et une augmentation importante des apports d’eau douce par les fleuves qui débouchent sur l’Arctique. Tous ces éléments font converger les modèles utilisés par le GIEC, sauf un, vers une diminution de la circulation thermohaline de 10 à 50 % d’ici 2100. Si des simulations faites avec certains modèles prévoient effectivement un arrêt complet de la circulation thermohaline pour une augmentation globale de la température de 3,7 à 7,4 °C, aucune des simulations issues des modèles couplés océan/atmosphère du GIEC ne débouche sur une telle éventualité d’ici 2100. À cet horizon, toutes indiquent une augmentation continue de la température en Europe, même celles qui annoncent la plus forte réduction de la circulation thermohaline. Un tel événement peut surgir ultérieurement, mais il n’est pas exclu qu’il intervienne avant du fait notamment de possibles « effets de seuil », points de non retour qui, à partir d’une valeur critique d’un paramétre du système, le font passer brutalement d’un état à un autre. Le GIEC, conscient de l’incertitude liée à ces effets de seuil qui ne sont pas bien pris en compte dans les modèles, ne l’exclut pas : « Bien qu’aucune des projections faites avec les modèles couplés ne montrent un arrêt total de la circulation thermohaline dans les cent prochaines années, on ne peut exclure la possibilité de phénomènes de seuil à l’intérieur de la fourchette des changements climatiques projetés. De plus, puisque la variablité naturelle du système climatique n’est pas complètement prédictible, il y a nécessairement des limitations inhérentes au système climatique lui-même à la prédiction des seuils et phases de transition. ». Autrement dit, événement peu probable mais pas impossible. Par analogie avec la situation actuelle du Pacifique qui ne bénéficie pas des bienfaits du surplus de transport de chaleur vers le nord induit par la convection profonde on peut penser que le climat de Brest ressemblerait alors à celui que connaît actuellement Vancouver à la même latitude.
Conclusion : le Gulf Stream, la circulation thermohaline et le climat.
Que l’existence du Gulf Stream ne soit pas liée à celle de la circulation thermohaline ne doit pas conduire à la conclusion hâtive qu’il a une part négligeable à la dynamique du climat. Il reste, quoiqu’il arrive, un transporteur essentiel de chaleur et de sel vers les hautes latitudes créant les conditions du bon fonctionnement du « tapis roulant ».
S’il n’est pour rien dans l’interruption possible de la circulation thermohaline sa pérennité doit nous rassurer car elle est la garantie qu’à un moment ou un autre elle pourra reprendre comme elle le fit toujours régulièrement au cours des huit cent mille dernières années à travers les multiples vicissitudes qui jalonnent les périodes glaciaires et interglaciaires.
Pour en savoir plus : Le Gulf Stream - Bruno Voituriez - Editions UNESCO.