Les archives glaciaires du climat
Jacques Merle, Bruno Voituriez, Yves Dandonneau, Club des Argonautes - Février 2014
Remonter le temps pour avoir accès aux climats qu'a pu connaître notre planète au cours des derniers millénaires, voire des millions d'années passés, est de la plus haute importance car c'est la seule façon que nous ayons de tester le réalisme et de réduire les incertitudes des modèles de prévision de l'évolution du changement climatique actuel.
En effet les observations instrumentales dont nous disposons s'étendent sur une période ridiculement courte pour être significatives à l'échelle des changements qui s'annoncent et qui n'ont eu d'équivalent que lors des derniers millions d'années. Dès lors les théoriciens et les modélisateurs de la dynamique du climat sont contraints de se tourner vers les enregistrements paléoclimatiques pour tester leurs théories et tenter de confronter leurs simulations à des faits d'observation.
C'est ainsi que l'on connaissait déjà, dès la première moitié du XXème siècle, beaucoup de choses sur l’alternance des périodes glaciaires et interglaciaires et que l'on avait des idées sur leur origine - les variations des paramètres orbitaux de la Terre et donc de l'ensoleillement, grâce à un précurseur intuitif et génial, Milutin Milankovitsch.
Mais on n’avait toujours pas identifié tous les enchaînements d’actions et de rétroactions qui faisaient qu’à partir d’un forçage modeste - quelque % d’ensoleillement -, on obtenait une réponse climatique de grande amplitude.
C’est pour ces raisons qu’à partir des années 1980, les glaciologues, les paléoclimatologues et les dynamiciens de l'atmosphère et de l'océan se sont rapprochés, aux frontières de leur discipline d'origine, pour tenter d’imaginer ce qu’avaient pu être les climats du passé, passé récent du dernier épisode glaciaire et passés plus lointains des temps géologiques.
Les mécanismes générateurs de ces climats anciens étaient évidemment au centre des préoccupations de ces communautés scientifiques et parmi celles-ci la glaciologie s’est progressivement fait une place de choix. Une coopération internationale exemplaire s’est mise en place parmi les glaciologues de plusieurs pays, opérant dans des conditions extrêmement difficiles, dans des régions totalement isolées cumulant des records de froid et de vent comme le sont le Groenland et l’Antarctique.
Ces efforts ont permis de reconstituer certains paramètres météorologiques et océanographiques comme :
-
la température de l’air,
-
la composition chimique de l’atmosphère
-
ou encore le niveau de l’océan et sa circulation générale.
Les descriptions, issues de ces paléo-observations ont permis de proposer aux théoriciens, dynamiciens de l’atmosphère et de l’océan, des signatures de l’évolution des climats passés d'une grande précision, notamment pour la période récente du dernier million d’années correspondant à l'émergence de l'espèce humaine. À l'inverse, les dynamiciens du climat actuel ont pu proposer des théories et des modèles susceptibles d’expliquer les observations, quelquefois très surprenantes, que les glaciologues et les paléoclimatologues avaient pu recueillir. Ainsi les études des climats passés par les glaciologues et autres paléoclimatologues ont apporté de nouvelles pièces au puzzle climatique. Assez éloignées les unes des autres à l’origine, tant sur le plan des objectifs que sur celui des méthodes et du vocabulaire, ces disciplines scientifiques se sont rapprochées et rassemblées sur le canevas climatique à partir des années 1980.
1- Les glaciologues français initient une première coopération internationale exemplaire
On a vu (chapitre IV) que tout commença par l’appétit de découverte d’explorateurs intrépides fascinés par les dernières régions inconnues de la planète, parmi les plus inhospitalières, qui se donnèrent un rendez-vous scientifique à l’occasion de l’Année Géophysique Internationale en 1957-58.
Ce rassemblement de géophysiciens coïncidait d’ailleurs avec la seconde «Année polaire internationale». Rappelons qu’à la suite de ces explorations trois groupes de pays s’étaient lancés dans l’étude de la glace des régions polaires.
Les Américains, associés aux Danois et aux Suisses, s’installèrent au début des années 1960 à la station militaire de «Camp Century» près de Thulé au Groenland, puis ouvrirent en 1967 un site de forage, «Byrd», dans l’Antarctique.
En 1957, les Soviétiques s’étaient déjà installés à la station «Vostok», une région très inhospitalière de l’est Antarctique à plus de 3 800 mètres d’altitude.
Enfin les Français occupèrent en 1957 également une station, appelée «Dumont D’Urville» située à la côte du secteur français de Terre Adélie.
Dans les années 1970, ils joignirent leurs efforts, entre géochimistes et glaciologues, pour établir une base - appelée le «Dôme C» - à plus de 2 000 mètres d’altitude et à plus de 1 000 kilomètres de leur base côtière de «Dumont d’Urville». L’objectif était de forer la glace en un lieu où on pouvait espérer atteindre des profondeurs permettant de suivre la déglaciation après le dernier maximum glaciaire qui culmina il y a 18 000 ans.
C’est alors qu’une coopération internationale étroite des glaciologues s’établit spontanément autour des équipes françaises du «Dôme C». Elle se concrétisa notamment par la prise en charge par les américains installés à la station «Byrd», associés aux Suisses de Hans Oeschger, du transport aérien d’équipements lourds (carottiers thermiques) à l’aide de leurs avions C 130.
En 1978 grâce à ce soutien un forage de 1024 mètres a offert 40 000 ans d’archives glaciaires permettant d’accéder au cœur de la dernière glaciation. L’extraction des bulles d’air contenues dans la glace et leur analyse chimique, notamment leur teneur en gaz carbonique, offrit aux Français, associés aux Américains et aux Suisses, une découverte retentissante. La teneur en gaz carbonique de la dernière période glaciaire, entre 20 000 et 40 000 ans au moins, était inférieure d’environ 30% à celle de la période actuelle et cette teneur était corrélée avec la température. Ce succès marqua l’entrée des glaciologues dans le club encore restreint des climatologues et surtout scella leur union au-delà des contingences nationales, sans toutefois éteindre évidement complètement leur compétition scientifique.
Mais les glaciologues étaient avant tout en compétition avec les paléocéanographes qui scrutaient les sédiments continentaux et marins et possédaient une avance importante pour mettre à jour et décrire les climats passés. L’atout le plus décisif des paléocéanographes était leur capacité de remonter le temps beaucoup plus loin que ne pouvaient le faire les glaciologues des années 1970 pour couvrir ainsi plusieurs cycles glaciaires-interglaciaires. Pour être compétitifs en validant les données des sédimentologues, les glaciologues devaient donc, en premier, allonger considérablement leurs séquences temporelles en réalisant les carottages les plus profonds possibles. La région la plus prometteuse pour remonter le temps le plus loin possible était incontestablement l’Antarctique où l’épaisseur de glace atteint plus de 3 000 mètres, avec une accumulation annuelle très faible, moins de 3,5 cm d’eau, et donc de glace, ce qui garantissait une séquence temporelle théorique de l’ordre de la centaine de milliers d’années. Mais l’Antarctique est aussi la région la plus inhospitalière du globe où l’on observe les températures et les vents les plus extrêmes ; le record du monde du froid de – 89,2 degrés Celsius a été enregistré en 1983 à la station soviétique Vostok. De telles conditions météorologiques extrêmes n’étaient cependant pas suffisantes pour effrayer les soviétiques habitués à des températures peu clémentes sur une grande partie de leur territoire. Et c’est eux justement qui écriront une nouvelle page héroïque dans la conquête scientifique des régions polaires à la station Vostok en Antarctique.
2 - L’épopée scientifique des forages antarctiques de «Vostok»
C’est à partir de l’expédition de l’Année Géophysique Internationale en 1957, que l’Institut soviétique des mines, bientôt renforcé par l’Institut Arctique et Antarctique de Leningrad et l’Institut de géographie de Moscou, ont établi un camp permanent sur un plateau culminant à 3 488 mètres d’altitude, appelé «Vostok», au cœur du continent Antarctique à plus de 77° de latitude Sud, et à la longitude de 105°E, correspondant à la partie orientale de l’océan Indien. Les soviétiques, sous la direction de l’Institut des mines, étaient avant tout des foreurs dont l’ambition était d’obtenir la plus longue carotte de glace possible et donc d’atteindre la plus ancienne glace. Ils utilisaient des carottiers thermiques et électromécaniques.
Pendant plus de 30 ans les soviétiques vont forer inlassablement surmontant toutes les difficultés dans des conditions météorologiques épouvantables, les températures descendant fréquemment au-dessous –70°C. De nombreux accidents, dont un incendie de la station en avril 1982, heureusement sans conséquence humaine, émailleront cette véritable épopée qui fera l’admiration des glaciologues français, danois, suisses et américains, et cristallisera une coopération étroite des équipes scientifiques appartenant à ces nations pourtant politiquement divisées par la guerre froide.
2-1 La coopération internationale prend forme à Vostok
Au site de Vostok les Soviétiques réalisèrent un premier forage de 500 mètres en 1970, puis un second de 950 mètres en 1972. Enfin ils atteignirent 1400 mètres en 1980 et 2083 mètres en avril 1982, à la veille de l’incendie qui détruisit leur station.
Ces succès dans l’art du forage n’étaient cependant pas accompagnés d’avancées scientifiques à la hauteur de leur habileté technique et de leur persévérance et, en fait, ces carottes de glace étaient peu exploitées par les scientifiques soviétiques qui ne disposaient pas d’équipements de laboratoire modernes. C’est le danois Willy Dansgaard qui, le premier en 1975, tenta une collaboration avec les équipes russes en proposant d’analyser la teneur en oxygène de 18 d’échantillons de glace prélevés sur le forage le plus profond du moment. Cette offre n’eut pas de succès, car les soviétiques possédaient un spectromètre de masse, certes ancien et peu performant, mais qui permettait de réaliser ces analyses ; et de ce fait, pour eux, cette coopération avec les danois ne se justifiait pas, d’autant qu’ils étaient soucieux de garder pour eux leurs données d’observation.
Il fallut attendre 1982, grâce aux relations amicales et personnelles que Claude Lorius tissa avec le directeur de l’Institut de géographie de Moscou, pour qu’une ébauche de coopération s’établisse entre les Soviétiques et les Français. Ceux-ci possédaient des compétences pour l’analyse du dioxyde de carbone, du béryllium 10 et du deutérium, nécessaire pour retrouver la température et l’âge de l’air inclus dans la glace. Des flacons contenant les échantillons d’une carotte de 1 400 mètres furent confiés aux laboratoires français, hélas ils avaient été pollués malencontreusement et la délicate analyse isotopique fut impossible. Ce ne fut que partie remise. Fin 1984, Claude Lorius et deux collaborateurs atterrirent à Vostok à bord d’un C 130 américain et purent échantillonner 2 kilomètres de carotte couvrant une période de l’ordre de 150 000 ans accédant ainsi à un cycle climatique complet. Après celle du Dôme C des années 1970 autour des Français, la coopération franco-soviétique et, au second ordre, internationale avec les Américains, les Suisses et les Danois était lancée. Elle fut incroyablement fructueuse.
2-2 Vostok : la «corne d’abondance»
Dans leur ouvrage, Jouzel, Lorius et Raynaud se plaisent à rappeler le qualificatif de «corne d’abondance» dont fut gratifié ce premier forage Vostok par la célèbre revue scientifique Nature, rapportant leurs travaux sur sa couverture en 1987. En effet, au milieu des années 1980, ni les forages de «Camp Century» et de «Byrd» des Américains, ni les forages du «Dôme C» des Français ou ceux de «Dye» des Américains et des Danois au Groenland n’atteignaient des profondeurs suffisantes pour couvrir la totalité du dernier cycle glaciaire qui commença il y a environ 110 000 ans. Et, de ce fait, il était difficile de tirer des conclusions définitives sur des corrélations possibles entre l’ensoleillement, lié aux paramètres astronomiques de la théorie de Milankovitch, et ces cycles glaciaires. Mais le forage de Vostok, analysé principalement par les Français, permettait d’accéder à la précédente période glaciaire avec environ 150 000 ans d’enregistrement.
Cette carotte de glace apportait un luxe d’informations et de corrélations entre différents paramètres jamais obtenues antérieurement et faisait faire un saut spectaculaire dans la connaissance des alternances climatiques glaciaires et interglaciaires ainsi que sur leurs causes.
La maîtrise de l’analyse de la teneur en méthane (CH4) des atmosphères passées, sa corrélation avec la teneur en gaz carbonique (CO2) et la température, reconstituée à partir des analyses isotopiques, attirèrent l’attention de la communauté scientifique internationale et des medias. Au cours de ces 150 000 ans, plus il faisait chaud plus la concentration en CO2 et CH4 de l’atmosphère était élevée et inversement pour les périodes froides. Or le CO2 et le CH4 sont les principaux gaz à effet de serre produits par l’activité humaine. Dès lors, en transposant ces résultats à l’époque actuelle, l’hypothèse d’une relation entre les émissions humaines de gaz à effet de serre et le réchauffement climatique devenait la plus plausible. Trois publications dans un même numéro de Nature en 1987 apportèrent la célébrité à ces glaciologues français et à leurs collègues étrangers associés. Les medias et les politiques perçurent rapidement l’importance de ces résultats qui accréditaient l’hypothèse de l’origine humaine du changement climatique en cours et confortait des résultats antérieurs des sédimentologues et des paléocéanographes qui foraient et analysaient les sédiments du fond des océans.
2-3 Plus de 400 000 ans d’archives glaciaires à Vostok confirment la théorie de Milankovitch
Mais l’aventure des forages de Vostok n’était pas terminée. L’obsession des glaciologues était de collecter de la glace recouvrant plusieurs cycles glaciaires et donc vieille de 200, 300, 500 000 ans…. Après bien des péripéties, plus ou moins malheureuses, comme des blocages ou des ruptures de câbles de carottiers et grâce à l’incroyable persévérance des Russes, certes maintenant aidés logistiquement par les Américains avec leur avions gros-porteurs C 130 et l’appui financier de la NSF et par des français de l’IFRTP «Institut Français de Recherche et de Technologies Polaires» (qui prit la suite en 1992 des EPF «Expéditions Polaires Françaises»), les forages reprirent à la fin de l’année 1990. Durant huit ans et en dépit des difficultés innombrables endurées par les Russes, suite notamment à la fin du régime communiste de l’URSS, les records s’accumulèrent :
-
2 755 mètres sont atteint en janvier 1994 représentant deux cycles glaciaires,
-
puis 3 350 mètres en janvier 1996 représentant 420 000 ans soit presque quatre cycles complets.
Mais à partir de 3 500 mètres, la découverte d’un immense lac sous-glaciaire oblige à stopper les opérations de forage fin 1998. L’intrusion mécanique du carottier dans ce monde préservé et la crainte de polluer à jamais une eau vieille d’au moins un million d’années et certainement très riche d’informations extrêmement précieuses pour les glaciologues, les géochimistes, les hydrologues, les microbiologistes et d’autres spécialistes des sciences de la Terre et de la vie, l’emporta sur la curiosité, même si elle était scientifiquement justifiée (en 2012 cependant un forage atteignit ce lac sous-glaciaire).
Néanmoins, en 1999, on disposait de quatre cycles climatiques, couvrant 420 000 ans, qui, en 2001 étaient offerts à la sagacité des climatologues.
Non seulement les résultats scientifiques annoncés en 1987 à partir d’un seul cycle glaciaire qui présentait pour la première fois des corrélations étroites entre teneur en gaz carbonique (et méthane) et température, sont confirmés cycles après cycles, mais les évolutions de ces paramètres sont affinées et détaillées notamment en ce qui concerne les transitions entre les périodes glaciaires et interglaciaires chaudes et apportent des idées et des hypothèses nouvelles pour expliquer l’origine de ces oscillations climatiques. Il semble maintenant ne faire aucun doute qu’il existe bien un lien entre cycle climatique et insolation comme l’avait prévu Milankovitch.
Ce n’est pas tout, ces enregistrements simultanés des variations
de température et de concentration de l’atmosphère en gaz carbonique et en méthane montrèrent que celles de l’effet de serre qui en découlent jouaient un rôle essentiel et apportaient des réponses aux insuffisances de cette théorie astronomique. En effet celle-ci explique bien le cycle principal de 100 000 ans qui correspond au forçage astronomique attribué aux variations de l’excentricité de l’orbite terrestre autour du Soleil, mais à lui seul, ce forçage est trop faible pour induire une oscillation climatique d’amplitude aussi marquée que celle observée. C’est l’effet de serre par ses interactions dans des boucles de rétroactions complexes avec la biosphère et l’océan, dont la capacité d’absorber les gaz à effet de serre dépend de la température, qui peut expliquer l’amplitude de ces cycles glaciaires.
Jouzel, Lorius et Raynaud expriment clairement cette idée :
«C’est en fait vers l’idée d’un climat dont les paramètres astronomiques seraient le métronome et où les gaz à effet de serre joueraient le rôle d’amplificateur vis-à-vis des changements d’insolation que nous ont conduit les enregistrements de l’Antarctique».
Ultérieurement d’autres processus impliquant la mécanique des calottes glaciaires sur un socle continental, comme le Groenland, furent évoqués pour expliquer la prépondérance de la fréquence 100 000 ans.
2-4 Vostok et le dôme C font des émules
Les succès obtenu en Antarctique sur les sites de Vostok et du Dôme C à partir des années 1980, suscitèrent des vocations de glaciologues et attirèrent d’autres nations dans ce concert scientifique international, notamment des Japonais et des Australiens.
Les Japonais s’étaient initiés aux méthodes de forage sur le site de GRIP au Groenland au contact des européens. Ils décidèrent de s’installer sur un dôme de l’Antarctique oriental diamétralement opposé au Dôme C et ils l’appelèrent le «Dôme Fuji».
En deux ans, 1995 et 1996, ils réalisèrent un forage atteignant la profondeur de 2 500 mètres avant que le carottier ne se bloque. Ils eurent cependant accès à une glace vieille de 330 000 ans représentant trois cycles glaciaires. Mais ce succès ne les satisfaisait pas car l’extraction des 500 derniers mètres leur aurait permis de battre le record de Vostok qui, à ce moment là, était de 420 000 ans. En 2006 cependant, fidèle à l’esprit de compétition qui anime généralement les citoyens de leur pays, ils lancèrent une nouvelle opération avec succès cette fois.
Les Australiens eurent une approche plus modeste compte tenu de leurs moyens limités. Ils concentrèrent leurs efforts sur des carottages peu profonds situés dans des régions côtières de l'Antarctique où l’accumulation est importante et permettait d’atteindre une résolution annuelle. Ils obtinrent ainsi des enregistrements très détaillés couvrants les derniers 20 000 ans correspondant à la déglaciation du dernier cycle qui conduit à notre climat actuel.
3- Retour au Groenland
La nécessité de confirmer les résultats obtenus dans l’Antarctique et de confronter les climats passés reconstitués sur la calotte glaciaire de l’hémisphère sud avec ceux qui avaient pu affecter l’hémisphère nord aux mêmes périodes germa rapidement à la fois dans l’esprit de la communauté des glaciologues et dans celle des paléocéanographes.
L’idée d’un forage au centre du Groenland, seule région susceptible de couvrir une période similaire à celle couverte par le forage de Vostok en dépassant la durée d’un cycle glaciaire, s’imposa aux deux communautés. Mais il fallait convaincre les agences de financements, au début réticentes, principalement la NASA pour les américains, mais aussi les agences européennes, d’ouvrir un second chantier dans l’hémisphère nord cette fois.
C’est le géochimiste américain Wally Broecker, qui prit l’initiative de l’élaboration de ce projet au cours d’une réunion qui se tint à Boston en 1987 et rassembla les Américains (Broecker), les Français (Jouzel), les Danois (Dansgaard) et les Suisses (Hoeschger).
Broecker, par souci d’économie et pour mieux convaincre ses bailleurs de fonds, proposait un forage commun, mais Dansgaard avança des arguments pour une proposition opposée faite de deux forages parallèles, situés à courte distance l’un de l’autre.
Un de ces forages serait américain : GISP2 «Greenland Ice Sheet Project 2», et l’autre serait européen : GRIP «GReenland Ice Core Project».
L’argument principal avancé par Dansgaard pour justifier ce dédoublement s’appuyait sur l’intérêt qu’il voyait de confirmer et de certifier réciproquement les résultats de ces observations auprès de la communauté scientifique, des medias et des politiques compte tenu de leur importance dans la question climatique. Celle-ci prenait déjà en effet une dimension politique réelle. Ce choix du dédoublement des observations fut par la suite pleinement justifié par les perturbations enregistrées à l’extrémité des deux carottes lorsqu’elles approchèrent du socle rocheux, ce qui permit d’appliquer certaines corrections dont il aurait été impossible de tenir compte autrement.
Les stations américaine et européenne, furent installées à trente kilomètres de distance, sur le plateau le plus élevé du Groenland, à plus de 3 000 mètres d’altitude, et la station commune fut appelée «Summit».
Il fut convenu que les résultats seraient exploités en commun entre Américains et Européens.
Cependant les équipes européennes : françaises, danoises, suisses, se tournèrent plutôt vers la Communauté européenne qui commençait à s’intéresser et à soutenir la recherche sur l’environnement et le climat. La fondation européenne de la science, convaincue de l’intérêt du projet GRIP, le coordonna en y associant cinq autres pays européens : Allemagne, Angleterre, Belgique, Islande et Italie.
De ce fait les scientifiques américains et européens prirent quelques distances dans leur coopération. Le forage européen GRIP démarra en juin 1990 et atteignit la profondeur de 3028 mètres en 1992. De leur coté à GRISP2 les américains atteignirent la profondeur de 3054 mètres en 1993 et battirent ainsi le record du forage de glace le plus profond au Groenland.
La coopération internationale entre ces différents pays, américains et européens, fut cependant exemplaire. Les résultats scientifiques furent également remarquables et confirmèrent les corrélations entre température et teneur de l’atmosphère en gaz carbonique, (ainsi qu’en méthane), mises en évidence dans l’hémisphère sud à Vostok et au Dôme C. Ces corrélations avaient bien un caractère universel en affectant la totalité de la planète et confirmaient l’implication de la biosphère dans ces oscillations climatiques que les seules variation du flux solaire liées aux paramètres astronomiques de Milankovitch, ne pouvaient complètement expliquer. L’idée d’un climat seulement excité au départ par des facteurs astronomiques mais amplifiés ensuite par des rétroactions couplées avec le milieu vivant, était confirmée, bien que les enregistrements de GRIP et GRISP2 soient restés limités aux 100 000 dernières années et ne permettaient pas encore d’observer la succession de plusieurs cycles glaciaires-interglaciaires.
Cependant les Danois, incontestables maîtres, parmi les Européens, des forages profonds et très déçus du fait que les carottes de GRISP2 et GRIP ne permettaient pas d’aller au-delà de 100 000 ans, prirent l’initiative, en 1994, de rechercher un nouveau site plus stable au nord du Groenland. Ce sera le projet «North GRIP» auquel participèrent les Français, associés avec les Allemands, les Américains, les Belges, les Japonais, les Scandinaves et les Suisses. Mais le premier forage se bloqua à 1 400 mètres de profondeur. Ils repartirent de la surface en 1999 et trois saisons plus tard en 2003 ils furent stoppés cette fois par une rivière sous-glaciaire à 3 085 mètres obtenant une carotte qui atteignait seulement 123 000 ans. Il apparaissait ainsi qu’il était difficile d’obtenir au Groenland de la glace dépassant le dernier cycle glaciaire.
Néanmoins une tentative récente d’accéder au précédent interglaciaire chaud (appelé l’Eémien) dans l’hémisphère nord a été lancée par les Danois de l’Université de Copenhague auxquels se sont associés 14 nations dont la France. Ce projet, appelé NEEM « North greenland EEMian ice drilling», a pour objectif de recueillir des échantillons de glace dans la calotte groenlandaise datant de plus de 140 000 ans, et ainsi de décrire les conditions climatiques à la fois de la dernière période glaciaire et aussi celles recouvrant la totalité de l’Eemien, incluant donc le précédent interglaciaire chaud.
Le projet à été lancé en 2007 et s’est terminé en 2011. Le site de forage est le plus au nord -à plus de 78°N- de tous ceux qui ont déjà été réalisés au Groenland, à 650 kilomètres du plus proche lieu de vie, à 2 500 mètres d’altitude sur un plateau recouvert d’une épaisseur de glace de 2 542 mètres. Le socle rocheux a été atteint à une profondeur de 2537 mètres rendant accessible en détail la totalité de la période de l’Eémien, l’interglaciaire précédent celui que nous vivons actuellement.Les premières analyses indiquent que au cœur de l’Eémien (entre 130 000 et 115 000 ans) la température au nord du Groenland était plus chaude qu’actuellement de 8 degrés Celsius et que l’altitude de la calotte glaciaire était plus basse que l’actuelle de seulement 130 mètres. Ces résultats indiqueraient que la fonte du Groenland participerait à égalité avec celle de l’Antarctique à l’élévation du niveau moyen de l’océan qui était plus élevé de 8 m par rapport à l’actuel.
4- L’Europe revient en Antarctique avec le programme EPICA
Les difficultés des années 1990 pour obtenir dans l’hémisphère nord des échantillons de glace recouvrant plus d’un cycle glaciaire, incitèrent les européens à revenir dans l’Antarctique avec un nouveau carottier appelé EPICA, tirant son nom du projet : «European Project for Ice Coring in Antarctica – EPICA» qu’ils proposèrent en 1994. Le but était de trouver un point de la calotte Antarctique où on pouvait espérer trouver de la glace plus vieille que celle du site de Vostok. Il était également nécessaire de se placer au sommet d’un dôme pour éviter les problèmes de fluage et de perturbation des couches lorsque l’on approche du socle rocheux. L’objectif était d’atteindre de la glace vieille d’au moins 500 000 ans. La région du «DômeC» paraissait la plus favorable et le premier forage fut lancé en 1997. C’était la première tentative d’utilisation du carottier EPICA, ce fut un échec. Cependant en 2000 le projet fut relancé et en 2002 un forage atteignit 2 870 mètres, ce qui correspondait à un âge supérieur aux 520 000 ans de Vostok dont le record était ainsi battu.
En janvier 2005 le forage EPICA Dôme C» atteignit 3 260 mètres de profondeur correspondant à une accumulation de glace exploitable recouvrant une période longue d’environ 800 000 ans, soit 8 cycles glaciaires. Les analyses de ces échantillons sur ces 8 cycles ont montré les mêmes corrélations, notamment entre température et teneur en méthane et en gaz carbonique, que celles mises en évidence sur la carotte de 400 000 ans à Vostok.
Mais d’autres informations, notamment sur les périodes interglaciaires chaudes, plus précieuses encore pour la compréhension de l’évolution des climats anciens, et de notre avenir climatique, ont pu être extraites de cette carotte EPICA/ Dôme C. Selon Valérie Masson-Delmotte : «Les températures glaciaires semblent relativement stables d’une période à l’autre. A l’inverse, on observe de fortes différences d’une période interglaciaire à l’autre. Avant 400 000 ans, des périodes interglaciaires «tièdes» apparaissent systématiquement 1 à 3°C plus fraiches que la période chaude actuelle de l’Holocène…. La période la plus chaude atteignait jusqu’à 5°C au dessus du niveau actuel il y a 130 000 ans», c'est-à-dire durant l’Eémien.
Enfin, comme on disposait dès lors d’enregistrements suffisamment longs, North Grip et NEEM au Groenland et EPICA/Dôme C dans l’Antarctique, on a pu comparer en détail les évolutions climatiques de l’hémisphère nord et de l’hémisphère sud : les résultats s’avérèrent étonnants.
5- Une bascule climatique Nord-Sud dans l’Atlantique ?
Il existe des oscillations climatiques de courtes périodes, au Groenland, dites de Dansgaard-Oechger, que l’on décrira plus en détail au chapitre X, faisant alterner de courts épisodes chauds (quelques siècles) au cours de la dernière glaciation. On en a dénombré 25 sur les 123 000 ans d’enregistrements disponibles. Les signatures en méthane de l’atmosphère contenues dans ces enregistrements ont permis de synchroniser les forages de l’Antarctique et du Groenland pour la période recouvrant le dernier cycle glaciaire. C’est ce qui a permis de mettre en évidence une bascule climatique entre l’Antarctique et le Groenland. Lorsqu’un événement chaud Dansgaard-Oechger se produisait au Groenland, on observe un refroidissement en Antarctique. Au contraire un réchauffement, plus lent, en Antarctique correspond à un Groenland froid.
Les 800 000 ans d’enregistrement d’EPICA/Dôme C dans l’Antarctique ont montré que cette bascule saisonnière n’était pas limitée à la dernière période glaciaire : il a été possible de répertorier 74 événements de type Dansgaard-Oechger au cours de ces 800 000 ans. Malheureusement les forages du Groenland ne permettent pas de remonter aussi loin dans le temps pour le confirmer. Ces instabilités rapides semblent jouer un rôle clé dans les transitions glaciaires-interglaciaires. En effet à ces alternances chaud/froid correspondent aussi de variations importantes de précipitations. Au moment des entrées en glaciation suivant le schéma de Milankovitch l’occurrence d’épisodes chauds provoque dans le nord des chutes de neige abondantes qui accélèrent la formation des calottes de glace.
Les explications de ces corrélations liant des événements climatiques de relativement haute fréquence et affectant des régions aussi éloignées que les deux extrémités de l’océan Atlantique, passent évidement par la circulation océanique atlantique et plus particulièrement par la circulation thermo-haline méridienne profonde ou MOC - Meridional Overturning Circulation. On sait que l’océan Atlantique fonctionne comme un «tube de chaleur» méridien qui «aspire» la chaleur dans les deux autres océans, Pacifique et Indien, à hauteur de plusieurs péta watts à son extrémité sud pour alimenter en chaleur l’Atlantique nord où celle-ci est en partie restituée à l’atmosphère et en partie utilisée pour faire fondre la glace accumulée à certaines époques. Des boucles d’interactions complexes relient donc les étendues glaciaires des pôles nord et sud par l’intermédiaire de la circulation océanique et du cycle de l’eau pour générer ces oscillations climatiques brutales mais cohérentes sur l’ensemble du bassin Atlantique.
On voit ainsi que la glace qui entoure actuellement les deux pôles de la planète joue un rôle fondamental dans le climat que nous observons, dans ceux qui ont affecté le passé et dans celui que connaîtra l’avenir. Cette glace n’a pas toujours existé (voir chapitre suivant), elle est apparue en premier au pôle sud il y a environ 13 millions d’années à la fin de l’ère tertiaire modifiant la circulation océanique périantarctique et la circulation thermohaline méridienne. Puis, la surrection des Montagnes Rocheuses a modifié la circulation atmosphérique, et océanique de l’Atlantique nord, conduisant, il y a environ 2,5 millions d’années, aux premiers glaciers continentaux de l’hémisphère nord qui sont apparus en Alaska, au nord du Groenland, au nord du Canada et de l’Europe. Bientôt ces glaciers se sont rejoints pour édifier la première calotte glaciaire de l’hémisphère nord (la calotte glaciaire boréale). Le climat de la Terre venait d’entrer dans un nouveau régime avec deux calottes de glace à ses deux extrémités générant des systèmes oscillants complexes excités par de faibles variations de l’ensoleillement, mais cependant suffisantes pour générer des fréquences d’oscillations caractéristiques de : 40 000 ans et 100 000 ans, qui dominent le spectre de la variabilité naturelle du climat. Mais des changements sont aussi observés dans ce régime climatique nouveau, comme celui qu’indiquent des prélèvements de carottes sédimentaires (voir chapitre suivant) montrant, qu’il y a environ 1,2 millions d’années, une réorganisation climatique majeure s’est produite entre un monde marqué par des glaciations fréquentes (tous les 40 000 ans) mais peu intenses et un nouveau régime, dans lequel nous sommes actuellement, marqué par des oscillations d’amplitude très prononcée mais à une fréquence plus longue : environ 100 000 ans. Ainsi la glaciologie, seulement considérée comme une curiosité il y a encore une cinquantaine d’années, est maintenant devenue une pièce maîtresse du puzzle climatique.
Publications :
«Planète blanche» - Édition Odile Jacob 2008. De Jean Jouzel, Claude Lorius et Dominique Raynaud. (Ce chapitre est largement inspiré de ce remarquable ouvrage).
«Climats du passé : l’apport des forages profonds dans les glaces polaires» - Publication : Rayonnement du CNRS N° 54; juin 2010. De Valérie Masson-Delmotte.