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Qu'en est-il de la dissipation de l'énergie des marées?
Quel rôle joue-t-elle dans la circulation thermohaline?
Bruno Voituriez
De tous les mouvements de l’océan, la marée est celui qui est le plus immédiatement perceptible.
Les courants qu’elle engendre à la côte sont beaucoup plus intensesque les courants au large de ce que l’on appelle la circulation générale océanique.
La vitesse du Gulf Stream ne dépasse pas trois nœuds alors que, par exemple, à la pointe du Cotentin dans le Raz Blanchard, bien connu des marins, le courant de marée peut, avec les coefficients les plus forts, atteindre douze noeuds.
Curieusement, la force des marées n’est généralement pas prise en compte lorsque l’on évoque les moteurs de la circulation océanique que l’on limite à la force d’entraînement du vent et aux échanges thermodynamiques (échanges de chaleur, évaporation/précipitations) entre océan et atmosphère qui induisent des variations de densité génératrices des circulations dites thermohalines, et notamment ce qu’il est convenu d’appeler le «Tapis Roulant», dont on redoute que changement climatique aidant, il ne s’interrompe comme il le fit en période glaciaire. Il y a de bonnes raisons à cela.
Au large, à grande profondeur, le passage de l’onde de marée n’est guère sensible. La dénivellation qui lui correspond est de l’ordre de quelques centimètres bien loin du marnage de quatorze mètres que l’on peut observer en baie du Mont Saint Michel. Les courants qu’elle génère sont aussi très faibles et alternatifs : ils n’ont pratiquement aucun impact sur la circulation générale.
La marée est le résultat de l’attraction qu’exercent sur le fluide océanique la lune et le soleil.
C’est une onde de masse (qui concerne toute la colonne d’eau) qui se propage avec une vitesse dépendant de la profondeur : 200 m/s sur des fonds de 4000 mètres et seulement 20m/s avec 40 mètres de profondeur. Du fait des continents qui lui font obstacle et de la force de Coriolis la propagation des ondes de marée à travers l’océan se fait de manière complexe comme l’illustre la figure 1 qui montre comment l’onde luni-solaire M2 qui domine, se déploie autour de points dits «amphidromiques» où l’amplitude de la marée est nulle.
Figure 1 : Propagation de l’onde semi-diurne M2. Les couleurs représentent les phases : les régions d’une même couleur voient passer l’onde à la même heure (lignes cotidales). On voit par exemple qu’autour du point amphidromique (point où l’amplitude est nulle) situé dans l’Atlantique nord, l’onde se propage en tournant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Les lignes blanches sont des lignes d’iso amplitude en cm. Source : Ifremer .
En arrivant sur les obstacles que constituent talus et plateaux continentaux l’énergie contenue dans la masse d’eau va se transformer en énergie cinétique (les courants de marée que l’on utilise dans les usines marémotrices comme celle de la Rance) et en mélanges turbulents.
C’est la «dissipation» de l’énergie des marées. L’analogie peut-être faite avec la dissipation de l’énergie de la houle. Produite par le vent elle ne concerne que les premières dizaines de mètres de la surface , et se propage en ondulant régulièrement au large jusqu’à ce que frottant sur des petits fonds elle se cambre et déferle pour le plus grand plaisir des surfeurs. Comparaison aussi avec les tsunamis : un séisme qui se traduit par un effondrement local du fond de l’océan produit une onde de masse océanique analogue à l’onde de marée qui se propage avec des vitesses comparables et avec des amplitudes analogues au large jusqu’à ce que, arrivant à la côte, son énergie se dissipe avec les effets dévastateurs que l’on sait. On pourrait presque dire que la marée est un tsunami périodique dont la prévisibilité permet de s’y adapter.
On a longtemps pensé que la quasi-totalité de la dissipation de l’énergie des marées se faisait ainsi sur les talus et plateaux continentaux et qu’elle était négligeable en plein océan. C’était une erreur et l’on sait maintenant que 25 à 30% de la dissipation a lieu en plein océan et qu’elle est un moteur essentiel de la circulation thermohaline.
La circulation thermohaline : le «Tapis Roulant»
Oublions un temps la marée et revenons aux autres moteurs de la circulation océanique : le vent et les échanges thermodynamiques qui permettent de bien rendre compte de l’amorce du fameux «tapis roulant» figure 2 : la plongée en mer du Groenland d’eaux de surface denses jusqu’ à la profondeur de leur équilibre hydrostatique vers 3000 mètres de profondeur.
Selon ce schéma très simplifié, ces eaux dites «Eaux Profondes Nord Atlantique» vont en profondeur se répandre dans tout l’océan puis remonter en surface où les courants de surface fermeront la boucle.
Figure 2 : Représentation schématique de la circulation thermohaline.
Si au départ le parcours de ces eaux profondes est assez bien canalisé sur le bord ouest de l’Atlantique, il n’en est pas de même ensuite et leur progression et leur remontée se font de manière beaucoup plus diffuse.
Ceci est le résultat de l’entraînement par le vent des courants océaniques qui via le Gulf Stream, puis de la Dérive Nord Atlantique, transportent des eaux chaudes et salées des régions tropicales jusqu’au confins de l’Arctique.
Les échanges thermodynamiques font qu’elles se refroidissent, donc se densifient au long de leur parcours. Leur salinité élevée leur assure un surcroît de densité qui se renforcera encore lorsque la formation de la banquise (faite d’eau douce) augmentera encore la salinité. Plus lourdes que les eaux sous-jacentes, elles plongent alors : c’est le point de départ du tapis roulant.
Il est à noter qu’avec une circulation océanique générée par le vent pourtant analogue, l’Océan Pacifique Nord n’est pas le siège de formation d’eaux profondes. C’est le résultat du bilan des échanges thermodynamiques entre océan et atmosphère (évaporation/précipitations) qui fait que l’Océan Atlantique tropical est nettement plus salé que le Pacifique auquel il manque la pincée de sel nécessaire pour accroître la densité des eaux que les courants transportent vers le Nord. Avec cette conséquence importante qui fait que climatiquement on attache une telle importance à ce phénomène : la quantité de chaleur transportée vers le nord par les courants océaniques est beaucoup plus importante dans l’Atlantique que dans le Pacifique.
L’Énergie manquante : la dissipation de l’énergie des marées en plein océan.
Les Eaux Profondes Nord Atlantique se répandent donc dans l’océan. Mais pour qu’il y ait «Tapis Roulant» et que la circulation perdure, il faut qu’elles remontent à la surface. Il faut de l’énergie pour ce faire. Il n’y a pas à ces profondeurs de vent ou d’échanges avec l’atmosphère pour la fournir. Certes le vent en surface contribue à cette remontée (théorie d’Ekman) dans les upwellings côtiers ou les divergences du large telle la divergence équatoriale ou la divergence antarctique. Mais ce n’est là que le processus ultime de remontée : les eaux ne proviennent alors que de quelques dizaines ou centaines de mètres de profondeur. Pour que le tapis roulant fonctionne il faut une source d’énergie permettant de faire remonter les eaux profondes jusqu’à des profondeurs où le vent peut prendre le relais : c’est la dissipation de l’énergie des marées au large.
L’océan a un fond. Dans leur propagation les ondes de marée perdent de l’énergie par frottement sur le fond. Énergie transformée en mélange turbulent qui fait que les couches les plus profondes donc les plus denses se mélangent avec les couches d’eaux plus légères qui les surmontent ce qui revient à faire remonter progressivement par mélange les eaux de fond.
Les fonds océaniques ne sont pas plats, ils sont parcourus de chaînes montagneuses (les dorsales médio-océaniques) et parsemés de monts sous marins qui peuvent surplomber les plaines abyssales de deux à trois mille mètres .
Figure 3 : Topographie des fonds océaniques déduite de l’analyse du niveau de la mer fourni par altimétrie satellitaire. La surface des océans est en première approximation une représentation du géoïde (surface équipotentielle de la pesanteur). La Terre n’est pas homogène et la répartition des masses terrestres se traduit par des déformations du géoïde et donc par des variations avec des creux et des bosses de la surface de la mer par rapport à une surface mathématique de référence très régulière telle un ellipsoïde qui la représente globalement au mieux. A l’inverse, de ces variations on peut inférer la répartition des masses et identifier les variations du relief sous marin. NOAA National Geophysical Data Center
Autant d’obstacles formidables sur lesquels viennent buter les ondes de marée qui vont y dissiper une partie importante de leur énergie, et induire des mélanges turbulents qui feront que progressivement et de manière diffuse en différents endroits de l’océan, les eaux profondes se rapprocheront de la surface où le vent les réintégrera dans la circulation océanique de surface pour un nouveau voyage !
L’observation de la dissipation de l’énergie des marées : l’altimétrie
Le colloque de Williamstown organisé en 1969 à l’instigation de la NASA pour réfléchir aux projets spatiaux en vue d’une meilleure compréhension de la Planète Terre fut l’occasion d’une extraordinaire convergence entre astronomes et océanographes autour d’une question commune : qu’en est-il de la dissipation de l’énergie des marées ?
D’un côté les astronomes déduisaient la dissipation des marées (onde M2) de l’éloignement de la Lune (3.8 cm/an), de son ralentissement et du ralentissement de la rotation de la Terre et l’évaluaient à 2.9x10*12 W ; de l’autre, les océanographes qui ne connaissaient que la dissipation sur les pentes et talus continentaux et l’estimaient entre 1.4 et 1.7x10*12 W, soit à peu près la moitié.
D’où le problème de "l’énergie manquante" dont avaient besoin à la fois les astronomes mais aussi les océanographes pour boucler le bilan énergétique de la circulation thermohaline.
Dés 1966 W.Munk avait posé le problème de la dissipation de l’énergie des marées au large, mais l’on n’avait guère alors les moyens de la mettre en évidence et de l’évaluer. Selon C.Wunsch en 1990 le problème de savoir comment et où se dissipait l’énergie des marées était l’un des quatre points clés importants et difficiles que l’océanographie physique avait à résoudre au cours du prochain siècle.
En 1996 lors d’une réunion du Scientific Working Team de Topex/Poseidon, Ch.Le Provost apporta une contribution décisive en faisant la première évaluation à partir d’un modèle hydrodynamique des marées( Le Provost et Lyard 1997).
La confirmation expérimentale est venue une fois de plus de l’espace et de la mesure du niveau de la mer par le satellite altimétrique Topex/poseidon lancé en 1992. Dans un milieu stratifié, comme l'océan, (la densité varie en fonction de la profondeur), la dissipation de l'énergie (qui est en fait une transformation d'énergie), se fait au sein du fluide par l’intermédiaire d'ondes dites "ondes internes" qui, faisant varier lors de leur passage la structure verticale de densité, ont une influence sur l'élévation du niveau de la mer. Par exemple des ondes internes se propageant au niveau de la thermocline induisent une surélévation en surface quand la thermocline s'enfonce au passage de l'onde et réciproquement. Le signal est très faible : à une crête (ou un creux) de 10 m de l’onde interne correspond un creux (ou une crête) de 1 cm en surface. Néanmoins c'est ce signal que le satellite Topex/Poseidon a réussi à détecter permettant de cartographier et quantifier la dissipation de l'énergie de l'onde M2 composante semi- diurne de l’onde de marée qui représente 70% du signal total de la marée (Egbert et Ray 2000). Retombée inattendue mais spectaculaire qui atteste de la précision des mesures altimétriques et milite en faveur du maintien de mesures opérationnelles altimétriques de haute précision dans l’avenir.
Figure 4 : Dissipation de l’énergie de l’onde de marée M2 déduite de l’altimétrie.
Voir bibliographie n°4, article de Egbert et Ray
On retrouve sur cette figure les grands traits de la topographie des océans de la figure 3 .
On sait donc maintenant où et comment se dissipe l’énergie des marées qui assure, enfin, à la circulation thermohaline un bilan énergétique équilibré et rassure les astronomes.
Cela ne garantit pas l’éternité à la circulation thermohaline : les aléas du changement climatique peuvent faire que le tapis roulant entre en sommeil voire s’interrompe sans que la marée qui se moque bien du changement climatique y puisse quelque chose.
Bibliographie :
Munk, W.H., Abyssal Recipes, Deep Sea Res., 13, 707-730, 1966
Wunsch, C., Comment on R.N.Stewart’s “ Physical Oceanography to the end of the 20th century”, in Quo Vadimus: Geophysics for the Next Generation , Geophys. Monogr; Ser., vol.60 , p 69, AGU, Washington D.C. 1990.
Le Provost, C. and F.Lyard, Energetics of the Barotopic Ocean Tides: an estimate of bottom friction dissipation from a hydrodynamic model, Orogr.Oceanogr, 40, 37-52, 1997.
Egbert G.D., and Ray R.D., Significant Tidal Dissipation in the Deep Ocean inferred from satellite altimeter data, Nature, 405, 775-778, 2000.
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Écrit par : Bruno Voituriez
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Le phytoplancton, biocarburant de demain?
Guy Jacques
Au moment où des scientifiques s’interrogent sur l’éventuel rôle de puits des végétaux terrestres (Le Journal du CNRS, avril 2007 : CO2 : dans quel camp sont les plantes ?»), la bio-ingénierie entre en scène avec un projet qui permettrait d’utiliser un carburant dont l’élaboration soustrairait à l’atmosphère autant de CO2 que sa combustion en relâcherait et qui éviterait la crise liée à l’épuisement des réserves fossiles.
La fabrication de biodiesel à partir de graines de colza et de bioéthanol à partir de déchets de papier et de bois, de maïs, de betteraves et de petit-lait (un groupe laitier allemand vient d’investir 20 millions d’euros dans cette filière), est déjà une réalité. Mais ces techniques présentent un faible rendement. Ainsi, les États-Unis consacreront-ils en 2008 le tiers de leur récolte céréalière à la production d’éthanol, au grand dam des pays pauvres importateurs de ces céréales à des fins alimentaires.
L’avenir n’appartiendrait-il pas aux algues microscopiques ? Dans la biosphère, aucune communauté n’est aussi productive que le phytoplancton. Pourtant, si l’on pesait la totalité du phytoplancton on obtiendrait une biomasse infime de 1 Pg de carbone alors que celle des végétaux terrestres est estimée 650 Pg ! Or, la production primaire océanique atteint 50 Pg de carbone par an, à peine moins que la production des végétaux terrestres qui avoisine 65 Pg de carbone. Le taux de renouvellement de la biomasse marine est donc de l’ordre d’une semaine,….sachant que dans les aires de remontée et en culture, on peut dépasser un doublement quotidien de la biomasse. On comprend pourquoi l’écologiste catalan Ramon Margalef a choisi d’étudier le phytoplancton, n’ayant pas la patience d’attendre une centaine d’années le renouvellement d’une forêt !
L’emploi de microalgues ne date pas d’aujourd’hui puisque les Mayas et les Aztèques utilisaient des cyanobactéries, les spirulines, comme complément alimentaire : le tecuitlatl, très riche en protéines. C’est évidemment vers des espèces riches en triglycérides que s’orientent les industriels qui, en Israël (Algatechnologies LTD, Kibutz Ketura), en Espagne (Bio Fuel Systems, Alicante), et aux Etats-Unis (GreenFuel Technologies Corporation, Cambridge, Massachusetts), se lancent dans l’élaboration de «biofioul». En sélectionnant les espèces et en carençant le milieu de culture (en silicium pour les diatomées, en azote pour les algues vertes), il est déjà possible d’atteindre 60 % de lipides, une teneur de 80 % n’étant pas à exclure par modification génétique.
Pour répondre aux besoins du transport en France, soit 50 millions de tonnes équivalent pétrole, il faudrait cultiver du colza sur une superficie correspondant à 104 % de notre territoire, 118 % pour du tournesol. Comme il n’est pas souhaitable de détourner totalement ces oléagineux de leurs destination alimentaire, l’avenir semble bien appartenir aux algues microscopiques cultivées dans des bioréacteurs où tout peut être contrôlé. Des systèmes expérimentaux fonctionnent déjà (figure 1) et le passage à des surfaces importantes peut s’envisager. Ces systèmes sont placés à côté d’usines thermiques rejetant du CO2 et du NOx, gaz absorbés par les algues. En effet, à de telles concentrations d’algues, le CO2 devient un élément qui limite la production et celui présent dans l’air ne suffit plus. En termes d’échanges de CO2, le bilan reste neutre car tout le carbone assimilé sous forme de matière organique retourne dans l’atmosphère lors de l’utilisation du biocarburant.
La culture de microalgues produit, chaque année, trente fois plus d’huile à l’hectare que les oléagineux terrestres (maïs et carthame : 200 litres, colza et palmier à huile, 1 200 litres). Une superficie de 40 000 km2 dans le désert du Sonora, site d’exploitation envisagé, fournirait tout le pétrole dont les États-Unis ont besoin à un prix qui devrait être compétitif vers 2010, le renchérissement du prix des énergies fossiles paraissant inéluctable.
Figure 1 - Cultures de microalgues.
Comparé à des cultures terrestres intensives, la multiplication du phytoplancton ne nécessite pas de pesticides et les «engrais» (phosphates et nitrates) sont totalement utilisés.
Plusieurs filières d’élaboration du carburant sont envisageables à partir des lipides du phytoplancton. Une simple extraction par pressage des algues permettrait d’obtenir à faible coût 70 % de l’huile, l’utilisation de solvants organiques conduisant, à des prix plus élevés, à une extraction totale. Comme pour le colza ou le tournesol, l’huile végétale peut être utilisée directement dans certains moteurs diesel mais les triglycérides peuvent également être transformés en monoglycérides méthyliques alimentant des moteurs à compression.
L’élaboration de carburant à partir de microalgues constitue une fin «morale» à une très longue histoire. Le pétrole que nous épuisons et dont la consommation est à l’origine de l’accentuation de l’effet de serre a pour origine l’accumulation dans les sédiments marins…de phytoplancton. Le pétrole est la seule roche issue de la matière organique de ces êtres microscopiques, les autres roches biogènes provenant des «squelettes» carbonatés (craie) ou siliceux (diatomites, radiolarites). En fabriquant du biofioul à partir de phytoplancton l’homme ne fera qu’accélérer de matière prodigieuse l’histoire, ramenant le temps qui sépare l’algue vivante du carburant à quelques jours au lieu de quelques millions d’années. L’avantage est qu’il n’y aura plus de décalage entre l’absorption photosynthétique de CO2 par photosynthèse et son émission dans l’atmosphère par combustion : le bilan de CO2 sera totalement neutre.
À cette question d’internaute, le «Petit Robert» répond aucune. Pour «mer» et «océan», on y trouve la même définition : «vaste étendue d’eau salée qui couvre une grande partie de la surface du globe».
Avant de voir le point de vue du géographe, il nous paraît plus instructif d’examiner l’étymologie et l’histoire de ces deux mots en nous limitant à la culture occidentale, issue essentiellement dans ce domaine des civilisations gréco-romaines. Les chinois, les vikings, les amérindiens et les arabes ont parcouru ces vastes étendues d’eau salées bien avant notre civilisation, mais les termes «mer» et «océan» sont liés à notre propre histoire.
Le terme «mer» fait partie d’une famille d’un mot d’origine indo-européenne signifiant «lagune». C’est ainsi que l’on a en latin : «mare» et «maris» pour mer d’où «marinus» et «maritimus» (marin et maritime) ; en espagnol «mareo», mal de mer. Le germanique «mari» (lac et mer) donne le francique «marisk» (marais), l’anglais «mere» (lac, étang, mare, marécage), l’allemand «meer» (mer). En celtique gaulois et breton «mor» (mer) est à l’origine de «Armor», pays de la mer (par opposition à «arcoat» ou «argoat», pays des bois), et de «morue».
Le terme «océan» quant à lui vient du grec «Ôkeanos», divinité marine, l’eau qui entoure le «disque» de la Terre. Socrate, dans «Phédon de Platon», distingue bien la petite partie de la Terre que nous occupons «comme des grenouilles ou des fourmis autour d’un étang» (vous avez reconnu la Méditerranée) et les courants nombreux et considérables : «le plus grand et le plus éloigné du centre est l'Océan dont le cours encercle la Terre». Ceci explique sur les cartes romaines la présence du «mare oceanus» (l’actuel Atlantique NE), considéré comme une mer extérieure par opposition au «mare internum ou mediterraneum» (au milieu des terres), notre cher «mare nostrum». Le «Grand Océan» (l’actuel Océan Pacifique) n’était pas encore connu par notre civilisation quand Christophe Colomb a reçu, en 1492, de la Reine Isabelle de Castille, le titre d’amiral de la flotte de la «Mer océane» et de gouverneur général des «îles et continents à découvrir». C’est bien après la découverte du «Grand Océan», par Balboa (1513), et sa traversée d’Est en Ouest par Magellan en 1520, que l’on voit ainsi apparaître, vers la moitié du XVI siècle, sur les cartes marines, les termes «Océan Atlantique» et «Océan Pacifique». Par ailleurs il est bon de rappeler aussi qu’à l’époque gréco-romaine, certaines étendues d’eau salée étaient désignées par «sinus» ou «euxinus» (golfe, baie, ..) : par exemple «Arabicus sinus» pour la Mer Rouge ou «Pontus euxinus» pour la Mer Noire.
Ce bref rappel étymologique et historique permet de mieux comprendre l’usage actuel de «mer» ou «océan» par les géographes et les océanographes. À ces termes, il conviendrait d’ajouter les termes de «bassin» ou «golfe». Ainsi, cet usage conduit à utiliser généralement «océan» pour les étendues les plus vastes et «mer», «bassin» ou «golfe» pour des superficies plus limitées, proches des côtes et parfois fermées.
D'un point de vue géographique, on peut cependant caractériser plus précisément chaque terme : Les océans sont les très grandes étendues d'eau salée bordées par les continents. Comme nous l’avons vu, avec les découvertes successives, la «mer océane» est devenue l’Atlantique et le «grand océan» est devenu le Pacifique. En classant les océans par leur importance (volume et superficie), on distingue actuellement les océans Pacifique, Atlantique, Austral, Indien et Arctique. Parfois, l’Océan Austral est désigné par Océan Antarctique et l’Océan Arctique par «Bassin Polaire Nord». L’amplitude des marées y est en général très importante et l’onde de marées est continue en passant d’un bassin à un autre.
Les mers sont moins vastes et généralement moins profondes. Grosso modo, on peut distinguer trois catégories :
Les mers totalement fermées sont en réalité des lacs, c’est-à-dire des étendues d’eau situées à l’intérieur d’un continent et qui ont un caractère endoréique. Ce dernier terme signifie que leur bilan hydrologique est en équilibre, les apports (précipitations et écoulements superficiels ou souterrains) sont compensés par les pertes (évaporation, infiltration, écoulement par débordement). Le caractère de lac est souligné par l’absence d’échanges directs avec d’autres grandes masses d’eau. Comme pour les grands lacs :
la salinité varie selon l’environnement géologique ou climatique, et aussi selon les aménagements anthropiques. La salinité de la Mer Morte dépasse les 300 g/l, alors que la Mer Caspienne possède une salinité équivalente à la teneur moyenne des bassins exoréiques en communication avec l’océan. Un cas intéressant est la Mar Chiquita (Argentine) dont la salinité varie entre moins de 30 g/l et plus de 200 g/l en fonction des saisons et de son niveau de remplissage. Dans le cas de la Mer d’Aral, sa salinité était d’environ 35 g/l au début des années 1960, avant les aménagements hydrauliques soviétiques, alors qu’elle présente aujourd’hui dans sa partie ouzbek des teneurs qui peuvent atteindre 200 g/l.
la profondeur varie beaucoup : de quelques mètres (Mar Chiquita) à quelques dizaines de mètres (Mer d’Aral), jusqu’à atteindre le millier de mètres dans le cas de la Mer Caspienne
si elles ne sont pas sensibles aux marées, ces étendues d’eau peuvent présenter un phénomène de seiche qui correspond à des oscillations de la masse d’eau entraînant des différences de niveaux entre deux rives opposées dont l’ordre de grandeur peut dépasser le mètre. Le plus souvent dues aux vents dominants, elles peuvent aussi avoir des causes telluriques ou être liées à des variations de la pression atmosphérique.
On peut enfin mentionner le projet "Red to Dead" de réapprovisionnement de la mer Morte, dont le bilan hydrologique actuel est déficitaire, au moyen d’une liaison hydraulique artificielle avec la Mer Rouge qui pourrait la transformer en mer «communicante» !
Les mers qui communiquent par un détroit avec un océan ou une autre mer (ex. la Mer Méditerranée avec l’Océan Atlantique et la Mer Noire avec la Méditerranée). Ces mers ont pour caractéristiques d’influencer les eaux profondes des bassins adjacents. L’eau de la Mer Noire agit sur les caractéristiques de l’eau de fond méditerranéenne qui, à son tour, en plongeant à plus de 1200 m après son passage à Gibraltar, crée le fameux chenal sonore (DSC : Deep Sound Channel) dans l’Atlantique Nord. Ce DSC a permis à l’US Navy d’établir dans les années 1950 le SOSUS (Sound Ocean SUrveillance System) pour surveiller les sous-marins nucléaires soviétiques équipés de missiles balistiques dans tout l’Atlantique Nord. Ce type de mer a des amplitudes de hauteurs et de courants de marées très faibles, sauf dans les détroits.
Les mers ouvertes sur un océan ou une mer ayant une étendue plus importante. Ce sont en général des étendues bordées par une côte et limitées, au large, au niveau du plateau continental. Mais il y a des exceptions : la mer des Sargasses n'a pas de contact avec le littoral, elle se distingue par sa particularité biologique. Les études hydrologiques et marégraphiques de ces mers ne peuvent être conduites sans l’examen de l’ensemble du bassin océanique ou maritime dans lequel elles sont insérées.
Finalement, en raison des échanges (biologiques, hydriques, thermiques et halins) qui s’opèrent entre ces cinq océans et les mers adjacentes, les océanographes considèrent que dans une perspective climatologique il n’y a qu’un seul «Océan» :
«the Global Ocean».
Mis à jour avril 2019
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Écrit par : José Gonella et Pierre Chevallier
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La fertilisation des océans
La solution ou le problème ?
Guy Jacques
Un cinquième de l’océan superficiel est riche en sels nutritifs, les «engrais» de la mer, mais il est néanmoins relativement pauvre en plancton végétal. Le manque de fer paraît bien expliquer cette situation paradoxale (voir FAQ Des écosystèmes océaniques anormalement peu productifs : un paradoxe élucidé ?) car l’océan en manque depuis sa précipitation au moment où atmosphère et océan se sont enrichis en oxygène durant le précambrien. L’apport de fer à l’océan se réalise grâce aux fleuves, par lessivage des roches et sédiments et par voie atmosphérique. Les fines poussières telluriques arrachées aux déserts par les vents sont transportées en haute altitude et se déposent à des centaines, voire à des milliers de kilomètres de leur origine. Les aérosols sahariens se retrouvent aux Bermudes et ceux du désert de Gobi au milieu du Pacifique. Comme la ceinture des déserts se situe aux latitudes tropicales, cette fertilisation intéresse à la fois les aires HNLC où elle provoque un rehaussement de la production primaire mais aussi les zones carencées en sels nutritifs au centre des circulations anticycloniques océaniques où elle n’a pas d’effet.
Le rehaussement de la production primaire grâce à ces apports naturels de fer d’origine tellurique ou volcanique a été démontré. Mais ce sont les expériences de fertilisation « grandeur nature », conduites dans les trois grandes aires HNLC (figure 1), qui ont définitivement validé cette hypothèse avancée par John Martin (Réf.).
Figure 1 : Sites des expériences de fertilisation in situ en fer soluble. Les hexagones orange indiquent les zones d’expérimentation. Les surfaces en noir (NO3 > 2 µmol) et en bleu foncé (> 1) constituent les aires «HNLC».
Devant les conséquences dramatiques du réchauffement climatique, certains se demandent s’il faut se contenter d’une diminution des émissions de gaz à effet de serre ou recourir à la « géoingenierie ». Dans ce domaine, la fertilisation de l’océan par apport de fer tient une place essentielle. C’est sur cette base que le Département américain de l’énergie et plusieurs sociétés (figure 2) proposent une fertilisation des zones HNLC par apport de fer pour lutter contre l’accroissement de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Cet apport pourrait être efficace puisque, lors d’expériences in situ, de 10 000 à 100 000 atomes de carbone gagnent les profondeurs pour chaque atome de fer apporté.
Figure 2 : Exemple d’une société américaine ayant pour objectif de fertiliser l’océan. «Through iron-stimulated plankton blooms in the oceans, we are able to generate carbon credits to finance further ecosystem restoration projects».
Même si techniquement et financièrement la fertilisation régulière en fer assimilable d’aires HNLC s’avérait réalisable, nous sommes convaincus qu’il faut renoncer à de telles expériences pour plusieurs raisons :
d’abord parce que l’abaissement de la pression partielle en CO2 de l’atmosphère serait seulement, d’après les modèles, de 10 ppmv après 50 ans, le dixième de l’augmentation depuis le début de l’ère industrielle. Cet effet est modeste comparé à la diminution de 100 ppmv entre interglaciaire et glaciaire dont le rehaussement de la production primaire par enrichissement en fer constitue une des explications bien étayée. Pour être efficace en terme de pompage de CO2, l’élévation de la production primaire doit en effet favoriser les diatomées siliceuses qui, seules, peuvent exporter en profondeur une part notable du carbone organique photosynthétisé. Cela implique un apport d’acide silicique à des concentrations incomparablement supérieures au fer, ce qui techniquement et économiquement paraît insurmontable ;
ensuite, parce que les bouleversements biogéochimiques imprévisibles risqueraient de s’enchaîner. Citons la diminution de la teneur en oxygène des eaux intermédiaires et profondes (minéralisation de la matière organique produite en excès) qui aggraverait l’effet de la moindre ventilation des océans par réduction des plongées d’eau liée au réchauffement. Indiquons surtout que l’appauvrissement en sels nutritifs de l’eau antarctique de surface retentirait sur la productivité de l’océan mondial. Sarmiento et al. indiquent que les masses d’eau formées au nord de l’océan Austral (eau antarctique intermédiaire et, surtout, eau modale subantarctique) contrôleraient la teneur en sels nutritifs, donc la productivité, du reste de l’océan ; les trois-quarts de la production au nord de 30° S. Les upwellings des courants de Humboldt et de Benguela qui sont fertilisés par l’apports de ces eaux antarctiques seraient alors privés, quelques centaines d’années après les expériences d’apport de fer, d’une part importante de leur approvisionnement en sels nutritifs.
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Écrit par : Guy Jacques
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Le Gulf Stream peut-il un jour s’arrêter?
Bruno Voituriez
Le Gulf Stream a acquis une réputation médiatique et même hollywoodienne qui en fait une sorte de chef d’orchestre de l’évolution du climat avec cette question angoissante : peut-il s’arrêter et induire ainsi sur l’Atlantique Nord des conditions climatiques quasi-glaciaires en dépit d’un réchauffement global de la planète dû à l’accroissement de l’effet de serre?
Ce vedettariat a eu des conséquences positives : « Le Portrait du Gulf Stream » d’Erik Orsenna, par exemple, qui est directement issu de la mythification de ce courant. Mais il met mal à l’aise, sinon au supplice, l’océanographe physicien soumis à la question que le journaliste inquisiteur ne manque pas de lui poser :
Alors, le Gulf Stream va-t-il s’arrêter ?
Si le scientifique répond non il dit la vérité mais malheureusement il ne répond pas à la question posée qui, paradoxalement, ne concerne que marginalement le Gulf Stream.
Aussi pressé par le journaliste soumis lui-même à la contrainte du peu de temps « qui lui est imparti », faute d’avoir le temps de s’expliquer, entrera-t-il, à contre cœur, dans le jeu de l’amalgame que le journaliste lui impose :
Gulf Stream=circulation thermohaline avec le corollaire que la seconde ne peut s’interrompre que si le Gulf Stream lui-même s’arrête.
Ainsi les scientifiques contribuent-ils à entretenir le mythe. La question pertinente et légitime sous-jacente à celle du journaliste est en effet :
Y a-t-il un risque de voir la circulation thermohaline ralentir ou même s’interrompre avec à la clé, celui bien réel dans cette hypothèse d’un refroidissement climatique de l’Atlantique nord?
A cette question le scientifique peut répondre sereinement oui sachant que cela n’implique aucunement la disparition du Gulf Stream. Malheureusement la circulation thermohaline ou même sa version plus médiatique : le Tapis Roulant n’a pas encore la notoriété incontournable du Gulf Stream.
Le moteur du Gulf Stream.
Personne n’ayant encore réussi à créer de « mouvement perpétuel » il est généralement admis sur terre que tout mouvement a une cause et que seule la disparition de celle-ci peut y mettre fin.
Quelle est donc la cause du Gulf Stream ? C’est le vent lui-même généré par l’énergie reçue du soleil. Au départ il y a en effet le soleil dont l’énergie reçue sur la Terre est très inégalement répartie : maximum dans les régions intertropicales elle est très faible dans les régions polaires. Les océans principalement mais aussi les continents tropicaux constituent pour l’atmosphère une source d’énergie qui la mettent en mouvement et en font un agent de transfert de chaleur de la source chaude équatoriale vers les régions polaires froides. Du fait de la rotation de la terre ce transport de chaleur ne se fait pas en ligne droite mais par le canal de structures tourbillonnaires dont la première étape est constituée des grandes circulations anticycloniques anticycloniques subtropicales que l’on rencontre dans tous les océans : ceux des Açores et de Sainte Hélène pour l’Atlantique. Les vents y tournent dans le sens des aiguilles d’une montre dans l’hémisphère nord et à l’inverse dans l’hémisphère sud. Ce sont par exemple dans l’Atlantique nord la circulation des vents d’ouest au nord de l’anticyclone des Açores et les alizés de nord-est sur ses flancs est et sud. Cette grande circulation atmosphérique anticyclonique entraîne, en miroir, l’océan dans une grande noria anticyclonique équivalente constituée du courant nord-atlantique au nord, du courant des Canaries à l’est , du Courant Equatorial Nord au sud et….. du Gulf Stream à l’ouest. Gulf Stream qui n’est donc « que » le courant de bord ouest de la circulation anticyclonique océanique générée par l’anticyclone des Açores comme le courant des Canaries en est le courant de bord est. Gulf Stream qui a ses équivalents dans les autres bassins océaniques : Courant du Brésil dans l’Atlantique sud, Kuroshio dans le Pacifique Nord , courant des Aiguilles dans l’Indien sud. Sans craindre les raccourcis abusifs on peut affirmer que pour que le Gulf Stream s’arrête il faudrait que l’ anticyclone des Açores lui-même s’évanouisse et donc que le transfert de chaleur par l’atmosphère de l’équateur vers les pôles s’interrompe autrement dit que l’équateur ne soit plus là où il se trouve. Il faudrait pour cela une modification substantielle des paramètres de la rotation de la terre sur elle-même et autour du soleil, perturbation autrement plus importante que l’accroissement de la teneur de l’atmosphère en gaz à effet de serre. Voilà ce que , face aux médias, le scientifique n’a jamais le temps d’expliquer avant de répondre à la question : Le Gulf Stream va-t-il s’arrêter.
La circulation thermohaline et le tapis roulant.
Venons en alors à la question : l’arrêt possible du tapis roulant.
L’océan qui reçoit l’énergie solaire en surface est a priori dans une configuration stable : les eaux chaudes et légères sont en surface et n’ont donc aucune raison de s’enfoncer vers les profondeurs. N’était le vent, l’océan serait pratiquement immobile. A l’inverse, on l’a vu, l’atmosphère chauffée par le bas dans les régions tropicales est dans une situation instable, elle se met spontanément en mouvement entraînant dans la foulée l’océan. Les mouvements combinés de l’océan et de l’atmosphère et l’énergie qu’ils échangent entre eux notamment dans les processus d’évaporation et de précipitation reviennent à des échanges de densité entre différentes régions océaniques. L’évaporation (transfert d’eau douce de l’océan à l’atmosphère) augmente la salinité et donc la densité de l’eau de mer. L’atmosphère restituera ailleurs une part de cette eau douce à l’océan sous forme de précipitations avec comme conséquence une diminution de la salinité et donc de la densité. Ce sont les variations de densité qui découlent de ces échanges qui produisent la circulation « thermohaline » (de thermos = chaud et als=sel, les deux paramètres qui déterminent la densité de l’eau de mer). Lorsque les eaux de surface deviennent plus denses que les eaux qu’elles surmontent, elles s’enfoncent jusqu’à la profondeur correspondant à leur équilibre hydrostatique. C’est ce phénomène de convection que l’on observe en Mer du Groenland dans l’ Atlantique Nord où les eaux de surface plongent jusqu’à une profondeur de 3 500 mètres environ : ce sont les eaux profondes Nord Atlantique (EPNA) qui vont se répandre à travers tout l’océan et remonter progressivement vers la surface, dans le Pacifique Nord par exemple pour revenir à leur point de départ en Mer du Groenland via les détroits indonésiens, le Courant des Aiguilles, le Courant de Benguela, le Courant Equatorial Sud ….le Gulf Stream , la dérive Nord Atlantique et enfin le Courant de Norvège.
Représentation schématique connue sous le nom de Tapis Roulant.
Cette circulation thermohaline joue un rôle climatique très important : c’est elle qui contrôle les transports océaniques de chaleur vers les hautes latitudes dans l’Atlantique Nord.
La convection en Mer du Groenland crée en un véritable « appel d’eau » estimé à un débit d’environ 15 millions de m3 par seconde qui vont s’ajouter aux débits du Courant de Norvège, de la dérive Nord Atlantique et du Gulf Stream qui tous contribuent via, le « tapis roulant » au transport de chaleur des régions équatoriales vers les hautes latitudes.
Que la convection en Mer du Groenland et la circulation thermohaline ralentissent fortement ou même s’arrêtent comme ce fut semble-t-il le cas en période glaciaire et c’est le flux de chaleur équivalent à ces 15 millions de mètres cube par seconde qui sont perdus pour l’Atlantique nord faisant craindre alors, compte tenu de ce déficit thermique, l’irruption dans ces régions d’un refroidissement significatif au lieu du réchauffement promis par l’accroissement de l’effet de serre.
Mais le Gulf Stream dont le débit dépasse 100 millions de mètres cube par seconde au cap Hatteras continue lui sa route sur le bord ouest de l’anticyclone des Açores.
D’où l’excellente question qu’il est légitime de poser : le réchauffement global peut-il conduire à un ralentissement voire un arrêt de la circulation thermohaline ?
Pourquoi l’Atlantique ?
Il existe dans l’Antarctique d’autres zones convectives de formation d’eaux profondes mais il n’y en a pas dans le Pacifique Nord. Pourquoi cette différence entre ces deux océans ? Parce que le bilan des « échanges de densité » à travers les processus d’évaporation et de précipitations fait que l’Atlantique, et particulièrement l’Atlantique tropical nord, est beaucoup plus salé que le Pacifique. Ainsi le Gulf Stream amène-t-il vers les moyennes latitudes de l’Atlantique Nord des eaux chaudes et très salées qui sont reprises par la branche nord de la dérive Nord Atlantique et le courant de Norvège qui constituent les bords sud et est de la circulation, cyclonique cette fois(dans le sens inverse des aiguilles d’une montre) , associée au système dépressionnaire du Labrador . C’est le Courant du Labrador qui à l’ouest ferme cette boucle cyclonique. Dans leur périple ces eaux salées se refroidissent fortement en gardant toujours une sursalure si bien qu’en mer du Groenland elles atteignent des densités très élevées supérieures à celle des eaux qu’elles surmontent augmentées encore en hiver par la formation de glace qui prélevant de l’eau douce accroît encore la salinité et la densité des eaux de surface. Dans le Pacifique, en dépit d’un schéma de circulation océanique(Kuroshio+ circulation cyclonique des Aléoutiennes) analogue à celui de l’Atlantique( Gulf Stream+circulation cyclonique du Labrador) il n’ y a pas faute d’une quantité suffisante de sel de convection profonde ce qui n’empêche pas le Kuroshio de se bien porter comme le ferait le Gulf Stream si d’aventure une telle mésaventure se produisait dans l’Atlantique.
La bonne question : la circulation thermohaline peut-elle s’arrêter ?
Comme pour le Gulf Stream il faut remonter aux causes pour répondre à cette question et, en l’occurrence, ce sont les variations de densité de l’eau de mer. Une élévation de la température de l’océan et une diminution de sa teneur en sel concourent toutes les deux à une diminution de la densité de l’eau de mer et à l’occultation possible de la formation d’eaux profondes. Or ces deux phénomènes sont vraisemblables dans les scénarios du réchauffement global. On observe déjà une élévation continue de la température de surface des océans. On observe aussi une diminution constante de la banquise et l’on redoute une forte augmentation des précipitations et une augmentation importante des apports d’eau douce par les fleuves qui débouchent sur l’Arctique. Tous ces éléments font converger les modèles utilisés par le GIEC, sauf un, vers une diminution de la circulation thermohaline de 10 à 50 % d’ici 2100. Si des simulations faites avec certains modèles prévoient effectivement un arrêt complet de la circulation thermohaline pour une augmentation globale de la température de 3,7 à 7,4 °C, aucune des simulations issues des modèles couplés océan/atmosphère du GIEC ne débouche sur une telle éventualité d’ici 2100. À cet horizon, toutes indiquent une augmentation continue de la température en Europe, même celles qui annoncent la plus forte réduction de la circulation thermohaline. Un tel événement peut surgir ultérieurement, mais il n’est pas exclu qu’il intervienne avant du fait notamment de possibles « effets de seuil », points de non retour qui, à partir d’une valeur critique d’un paramétre du système, le font passer brutalement d’un état à un autre. Le GIEC, conscient de l’incertitude liée à ces effets de seuil qui ne sont pas bien pris en compte dans les modèles, ne l’exclut pas : « Bien qu’aucune des projections faites avec les modèles couplés ne montrent un arrêt total de la circulation thermohaline dans les cent prochaines années, on ne peut exclure la possibilité de phénomènes de seuil à l’intérieur de la fourchette des changements climatiques projetés. De plus, puisque la variablité naturelle du système climatique n’est pas complètement prédictible, il y a nécessairement des limitations inhérentes au système climatique lui-même à la prédiction des seuils et phases de transition. ». Autrement dit, événement peu probable mais pas impossible. Par analogie avec la situation actuelle du Pacifique qui ne bénéficie pas des bienfaits du surplus de transport de chaleur vers le nord induit par la convection profonde on peut penser que le climat de Brest ressemblerait alors à celui que connaît actuellement Vancouver à la même latitude.
Conclusion : le Gulf Stream, la circulation thermohaline et le climat.
Que l’existence du Gulf Stream ne soit pas liée à celle de la circulation thermohaline ne doit pas conduire à la conclusion hâtive qu’il a une part négligeable à la dynamique du climat. Il reste, quoiqu’il arrive, un transporteur essentiel de chaleur et de sel vers les hautes latitudes créant les conditions du bon fonctionnement du « tapis roulant ».
S’il n’est pour rien dans l’interruption possible de la circulation thermohaline sa pérennité doit nous rassurer car elle est la garantie qu’à un moment ou un autre elle pourra reprendre comme elle le fit toujours régulièrement au cours des huit cent mille dernières années à travers les multiples vicissitudes qui jalonnent les périodes glaciaires et interglaciaires.
Pour en savoir plus : Le Gulf Stream - Bruno Voituriez - Editions UNESCO.
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Écrit par : Bruno Voituriez
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Quelle est l'influence du Gulf Stream sur les ressources vivantes?
Bruno Voituriez
Le Gulf Stream doit sa notoriété actuelle au rôle qu’il est censé jouer dans la dynamique du climat. Moins connu mais néanmoins digne d’intérêt, est son impact sur la production biologique de l’Atlantique Nord.
Le monde vivant sur la Terre s’élabore par synthèse de matière organique à partir d’éléments minéraux. Cette synthèse n’est évidemment pas gratuite : il lui faut de l’énergie. Dans la majorité des cas, elle est fournie par la lumière du Soleil. Parfois, en l’absence de lumière, la vie trouve les ressources énergétiques nécessaires dans des réactions chimiques. C’est le cas, par exemple, dans les écosystèmes qui se sont formés au fond de l’océan autour des sources hydrothermales chaudes, en l’absence de toute source de lumière.
Si l’on a de bonnes raisons de penser qu’à l’origine, la vie s’est créée à partir de ces processus chimiosynthétiques, c’est incontestablement la photosynthèse comme source de production primaire qui domine depuis quelques milliards d’années et qui, à partir du rayonnement solaire, assure le développement de la vie à terre comme en mer.
Les ingrédients élémentaires de la fabrication de la matière organique sont assez simples : le gaz carbonique et l’eau qui par le canal de la chlorophylle, capable de fixer l’énergie lumineuse, se combinent pour fournir la matière organique de base. La matière vivante requiert aussi d’autres éléments : les sels nutritifs ou nutriments , sources d’azote, de phosphore, de silicium et de toute une palette d’éléments minéraux faisant qu’une région sera plus ou moins fertile. À terre, les défaillances de l’un ou l’autre de ces éléments peuvent être palliées par des apports extérieurs : irrigation, engrais – en y mettant les moyens, on sait même construire des terrains de golf dans des régions désertiques. Il est sans doute difficile, à propos de l’océan où l’eau ne manque pas, de parler de désert, mais, comme à terre, il existe de très grandes différences de fertilité d’une région à l’autre. C’est le phytoplancton, équivalent de l’herbe des prairies, qui est responsable en mer de la production primaire constituant le point de départ de la chaîne alimentaire marine, qui conduit aux poissons que l’on retrouve dans nos assiettes. Il s’agit d’algues monocellulaires microscopiques (quelques microns) dont l’abondance détermine la fertilité d’une région océanique.
Dans l’océan, l’eau ne manque évidemment pas ; le gaz carbonique, source de carbone, non plus : il y est partout abondant. Le Soleil, source exclusive de lumière pour la production primaire, inonde la surface de la mer ; mais l’eau absorbe rapidement le rayonnement solaire, si bien que la production sera forcément limitée aux couches superficielles de l’océan : les sombres profondeurs de l’océan au-delà de quelques dizaines de mètres sont peu propices au développement de la vie. Seules les oasis entourant les sources hydrothermales profondes, et qui font appel à d’autres sources d’énergie, échappent à cette contrainte.
Reste, pour assurer la fertilité des océans, la disponibilité en nutriments. Or ceux-ci sont beaucoup plus importants en profondeur qu’en surface, et cela se comprend aisément. Le monde vivant est un système renouvelable qui se nourrit sans cesse de sa propre mort : la décomposition de la matière organique morte rend au monde minéral les éléments que, vivante, elle lui avait empruntés : l’eau, le gaz carbonique, les nutriments, qui se retrouvent à nouveau disponibles pour une nouvelle incursion dans le monde vivant. Ainsi peut-on arriver à des écosystèmes proches de l’équilibre, où la vie et la mort sont quantitativement presque à égalité. Mais nul n’échappe à la pesanteur, et les organismes marins, privés à leur mort de leur capacité natatoire, sont inexorablement entraînés vers le fond, se décomposant et se minéralisant au cours de leur chute. Ainsi restituent-ils l’essentiel de leurs composés minéraux non pas dans la couche de surface propice à la photosynthèse, mais dans les couches profondes à l’abri de la lumière.
Pour assurer sa fertilité, l’océan doit donc résoudre cette difficulté : amener les nutriments des couches profondes vers celles, bien éclairées, de surface.
Il le fait par divers processus dynamiques d’enrichissement : ce sont donc les mouvements de l’océan, sa dynamique qui finalement contrôlent la productivité océanique.
On sait mesurer depuis l’espace les teneurs en chlorophylle des couches de surface de l’océan et évaluer ainsi la fertilité des régions océaniques depuis les plus pauvres comme les grands «gyres» anticycloniques subtropicaux(en bleu) aux plus exubérantes comme les upwellings côtiers des côtes sud américaines du Pacifique(en jaune-rouge) en passant par la « langue » verte de la divergence équatoriale.
Toutes sont la signature d’un processus dynamique : convergence au centre des anticyclones, divergence équatoriale, upwellings côtiers, mélanges turbulents aux latitudes tempérées etc…
Il est normal donc que le Gulf Stream par ses caractéristiques dynamiques imprime sa marque biologique au long de son parcours.
Le courant de Floride transporteur d’espèces tropicales-la pêche sportive
Transporteur d’eau chaude issue de la région Caraïbe sur plusieurs centaines de mètres de profondeur, le courant de Floride, premier tronçon du Gulf Stream de la Pointe de Floride au Cap Hatteras, est très pauvre en éléments nutritifs, qui sont relégués sous la thermocline thermocline bien au-delà de la couche euphotique .
La production biologique y est donc très faible : les teneurs en chlorophylle y sont au plus bas.
Le courant de Floride n’en est pas pour autant vide de vie : incursion vers le nord d’eaux tropicales on y trouve les espèces qui les caractérisent, notamment les grands poissons qui font le bonheur des amateurs de pêche sportive ; ceux-ci trouvent de fait dans le Gulf Stream, non loin des côtes, un terrain extrêmement propice.
Ainsi Ocean City, au nord du cap Hatteras, s’est-elle proclamée capitale du marlin blanc. La zone de reproduction de l’espadon s’étend, grâce au Gulf Stream, jusqu’au nord du cap Hatteras.
En 1934-1935, Ernest Hemingway, grand amateur de pêche sportive et fin connaisseur de la région, fut un collaborateur occasionnel et éclairé de l’Academy of Natural Sciences de Philadelphie, qu’il guida pour initier des recherches destinées à combler les lacunes concernant les marlins, voiliers, thons et autres proies des pêcheurs sportifs.
Upwelling dynamique dans le courant de Floride le long du talus continental.
Paradoxalement en dépit de cette pauvreté des eaux qu’il transporte le Gulf Stream contribue à fertiliser le plateau continental. L’océan tropical est un océan à deux couches :
l’intensité de l’ensoleillement maintient en permanence en surface une couche homogène chaude séparée des couches profondes froides par la thermocline où la température décroît rapidement avec la profondeur.
Cette thermocline est aussi une barrière de densité qui fait obstacle aux mélanges verticaux et donc à l’alimentation la couche homogène de surface bien éclairée en nutriments dont le réservoir se trouve sous la thermocline.
La profondeur de la thermocline est variable et l’on montre que ses variations de profondeur sont directement liés à l’intensité des courants :
plus le courant est rapide et plus la pente de la thermocline est forte.
Ainsi dans le courant de Floride la thermocline et avec elle les couches riches en nutriments passent-t-ils de la profondeur de plus de 1000 mètres dans la Mer des Sargasses à moins de 300 mètres sur la pente continentale de la côte américaine. Mais c’est encore un peu trop profond pour stimuler la production. Canalisé le long de la pente continentale, le courant sinue sans que ses ondulations prennent l’importance des méandres qui le caractérisent au-delà du cap Hatteras. Ces ondulations se propagent comme une onde, avec une longueur d’onde de l’ordre de 200 km et une vitesse de 30 km/jour. À chaque ondulation, le courant de Floride s’écartant du talus continental crée un « appel d’eau » et amorce la formation de petits tourbillons froids cycloniques à la rupture de pente. C’est le coup de pouce final qui amènera l’eau sous-jacente, riche en nitrates, jusque dans la couche euphotique de l’espace ainsi créé.
En simplifiant, on peut dire que le Gulf Stream va « piller » les réserves profondes de nutriments de la mer des Sargasses pour les amener dans la couche euphotique au niveau de la rupture du plateau continental.
On a observé, correspondant à cet upwelling dynamique, des floraisons phytoplanctoniques importantes s’étendant sur plus de 1 000 km2. C’est un phénomène courant qui intervient au sud du cap Hatteras, et qui explique que toute cette région à la rupture du talus continental soit une zone de reproduction pour le menhaden (Breevortia tyrannus) et le bluefish (Pomotamus saltatri)x, ressources importantes sur le plateau continental nord-américain. Le menhaden est une espèce pélagique de la même famille que le hareng, celle des clupéidés, dont la longueur ne dépasse pas 50 cm. On en pêche environ 400 000 tonnes par an en Amérique du Nord. Espèce pélagique également et de haute valeur commerciale, le bluefish peut dépasser 1 m et atteindre 14 kg. On en pêche annuellement environ 50 000 tonnes.
Le Gulf Stream « échangeur » : la dynamique des tourbillons.
Au nord du Cap Hatteras le Gulf Stream s’écarte de la pente continentale ouvrant entre lui et le plateau continental un espace que l’on appelle la « slope sea ». Il gagne en liberté et se met à faire des méandres qui, à l’occasion, se ferment sur eux-mêmes formant des tourbillons coupés du courant.
Les tourbillons chauds sont des inclusions d’eaux chaudes et pauvres de la Mer des Sargasses dans les eaux froides de la Slope Sea et les tourbillons froids des inclusions d’eaux froides de la Slope Sea dans la Mer des Sargasses.
Les premiers navigateurs rencontrant le Gulf Stream avaient été impressionnés par la très brutale différence de température de la mer lorsqu’ils traversaient son bord ouest : le « cold wall » comme on l’a baptisée donnant l’impression qu’il y correspondait une véritable barrière. En fait loin d’être une frontière étanche le Gulf Stream par le canal des ses tourbillons est un véritable échangeur entre la Mer des Sargasses et la Slope Sea.
Les tourbillons froids, fertilisateurs de la Mer des Sargasses.
Les tourbillons comme les courants modulent la profondeur de la thermocline et plus ils sont intenses plus cet effet est marqué. Du schéma de leur formation, il découle qu’obligatoirement les tourbillons froids de la Mer des Sargasses tournent dans le sens cyclonique (sens inverse des aiguilles d’une montre). Ils sont le siège d’une remontée de la thermocline et de la couche riche en nutriments qui lui est associée. Véritables pompes à nutriments vers la couche euphotique de la mer des Sargasses, qui en est totalement dénuée, ils vont apporter la fertilisation minimale nécessaire au maintien du fonctionnement de son écosystème si particulier. La couche riche en nitrate passe de la profondeur de 600 mètres à la périphérie du tourbillon à la surface au centre du tourbillon sur une distance d’une centaine de kilomètres. Spectaculaire ascenseur !
Ainsi le Gulf Stream, qui, on l’a vu, puisait dans les eaux profondes de la mer des Sargasses pour fertiliser la pente continentale au sud du Cap Hatteras, lui restitue-t-il, par un juste retour des choses, dans les couches de surface productives cette fois, et grâce aux tourbillons froids, une partie de ce qu’il avait prélevé. Le chemin pour ce faire n’est évidemment pas le plus direct, et illustre bien la complexité de la dépendance des écosystèmes vis-à-vis de la dynamique océanique.
Les tourbillons froids ont des diamètres de 100 à 300 km. On peut en observer une dizaine simultanément. Leur durée de vie est d’un à deux ans. Ils se déplacent vers le sud-ouest à une vitesse d’environ 5 km/jour. Ils sont généralement repris par le Gulf Stream au niveau du cap Hatteras. Ils occupent 10 à 15 % de la surface de la mer des Sargasses, dont ils accroissent la productivité de 10 % environ et la biomasse de zooplancton de 10 à 15 %. Ce sont eux qui garantissent à la mer des Sargasses l’alimentation en nutriments « frais » indispensables au fonctionnement de tout écosystème. C’est ce que l’on appelle la « production nouvelle », par opposition à la production dite « de régénération », qui fonctionne en consommant en circuit fermé les nutriments régénérés sur place à partir des excrétions des organismes vivants.
Les tourbillons chauds fournisseurs de nutriments.
On les trouve au nord du Gulf Stream : ils font passer de l’eau chaude de la mer des Sargasses dans la Slope Sea, entre le Gulf Stream et le plateau continental américain.
Ce sont des tourbillons anticycloniques qui tournent dans le sens des aiguilles d’une montre : la thermocline y est donc profonde. Atteignant 2 km de profondeur, ils ne peuvent pas déborder sur le plateau continental, dont la profondeur est inférieure à 200 m, et restent confinés dans la Slope Sea. Disposant de moins d’espace, ils sont moins nombreux – rarement plus de trois simultanément – et durent moins longtemps – rarement plus d’un an – que les tourbillons froids. Leur diamètre varie de 60 à 200 km, et ils se déplacent vers le sud-ouest, le long de la pente continentale, à une vitesse d’environ 5-6 km/jour. Ils sont repris par le Gulf Stream au niveau du cap Hatteras. Leur influence sur la production biologique est plus complexe que celle des tourbillons froids dans la mer des Sargasses. On pourrait penser que, symétriquement et à l’inverse des tourbillons froids qui enrichissent la mer des Sargasses, les tourbillons chauds, îlots d’eau chaude et pauvre (la couche riche en nutriments en leur centre est à plusieurs centaines de mètres de profondeur), se contentent d’appauvrir la Slope Sea où ils se meuvent. Cela d’autant que, par moments, ils couvrent près de 40 % de la superficie de cette mer. Il n’en est rien et l’on se trouve dans une situation voisine de celle analysée dans le courant de Floride : la remontée, par la simple dynamique, des couches froides et riches en nutriments à la périphérie du tourbillon, donc le long de la pente continentale. Anticycloniques, les tourbillons chauds ont tendance à entraîner les eaux de la périphérie vers le centre. Sur le bord du tourbillon qui jouxte la pente continentale, cette aspiration vers le centre va provoquer, à la rupture de pente du plateau continental, un appel d’eaux sous-jacentes et une remontée (upwelling) vers la surface des eaux riches en nutriments, que la dynamique du tourbillon a déjà hissées non loin de la surface.
Ainsi arrive-t-on à ce résultat, qui peut sembler paradoxal : la production dans la Slope Sea, évaluée sur les teneurs printanières en chlorophylle de surface mesurées par le satellite SeaWIFS, est d’autant plus importante que les tourbillons chauds, intrinsèquement pauvres, mais fournisseurs de nutriments sur leur bord, ont été nombreux et actifs dans l’hiver précédent.
C’est bien la dynamique du Gulf Stream et de ses tourbillons chauds qui fait la richesse de la Slope Sea, et non, comme on l’a longtemps pensé, l’apport d’eaux froides du plateau continental issues du courant du Labrador.
Les tourbillons chauds aspirateurs de larves de poissons
Les tourbillons chauds interfèrent avec leur environnement : leur mouvement tourbillonnaire anticyclonique entraîne les eaux voisines. Ils ressemblent un peu aux galaxies spirales. Comme elles, on le voit sur la figure. Ils ont des bras : un bras d’eau froide sur le bord est, qui entraîne vers le large des eaux du plateau continental et sur le bord ouest, un bras d’eau chaude vers le plateau continental. En moyenne, le débit d’un bras froid est de 165 000 m3/s vers le large (avec un maximum observé proche de 500 000), celui d’un bras chaud de 62 000 m3/s. La moyenne annuelle du débit des bras froids dans la Slope Sea est estimée à 180 000 m3/s ; c’est à peu près celui de l’Amazone. Ces « bras » ne transportent pas uniquement de l’eau, ils véhiculent aussi les espèces planctoniques qu’elle contient, notamment des larves de poissons, qui risquent ainsi d’être projetées dans un environnement défavorable à leur développement, au risque de limiter le recrutement et donc l’abondance d’espèces commerciales. La morue, dans les eaux canadiennes, était sans doute la pêcherie la plus surveillée et la mieux réglementée du monde : pêcheurs, gestionnaires, chercheurs étaient constamment à son chevet.
Chaque année depuis 1981, des campagnes systématiques de chalutage scientifique ont été faites en automne pour évaluer et surveiller l’abondance des stocks. Elles n’ont pas permis de déceler avant 1991 une diminution de la biomasse, donnant ainsi confiance aux pêcheurs et aux gestionnaires qui, rassurés ou voulant l’être, ne voyaient pas de raison de s’alarmer. Et pourtant, en 1992, le stock s’est effondré. Un moratoire sur la pêche a été institué, avec l’espoir de voir le stock se reconstituer – ce qui n’est toujours pas le cas en 2005. Échec des scientifiques, qui allait lancer une discussion salutaire sur les causes possibles de tels événements ; échec aussi des gestionnaires, appelés à revoir leurs méthodes pour diminuer la probabilité d’occurrence de ces effondrements. Parmi les causes possibles invoquées, les tourbillons chauds, exportateurs de larves vers le large et les eaux chaudes du Gulf Stream, sans avenir pour elles. Il existe effectivement des corrélations négatives entre l’activité tourbillonnaire et les stocks de 14 espèces démersales, dont la morue, l’églefin et le lieu, du plateau continental. Corrélation faible, au demeurant, qui permet de conclure que les tourbillons chauds ont un effet, mais que ce n’est pas l’effet dominant capable de contrôler les variations du recrutement et leur impact sur l’état des stocks. L’étude des caractéristiques hydrologiques des eaux entraînées dans les « bras froids » permet d’expliquer ce faible impact, en dépit d’un débit relativement important : elles viennent des bords du plateau continental, à des profondeurs d’environ 100 m, alors que les larves de poissons sont généralement concentrées dans des eaux moins profondes et plus à l’intérieur du plateau continental. On peut penser que, sur l’autre bord des tourbillons, les bras chauds qui injectent de l’eau chaude sur le plateau sont les moyens de transport empruntés par les larves d’anguilles pour aller croître dans les rivières américaines.
Les anguilles filles du Gulf Stream
L’anguille est un poisson migrateur amphihalin : il naît dans l’Atlantique, se reproduit et meurt en mer des Sargasses, mais passe l’essentiel de sa vie dans les eaux douces ou saumâtres des rivières et des marais d’Amérique ou d’Europe. Sa migration est un aller-retour unique de la naissance à la mort. La reproduction des anguilles de l’Atlantique est pourtant encore mystérieuse. Au début du XXe siècle, J.Schmidt a dressé méticuleusement une carte des larves (leptocéphales) d’anguilles capturées pendant vingt ans de pêches opiniâtres. Il en conclut logiquement que la mer des Sargasses – région où l’on trouvait, à l’exclusion de toutes les autres, les plus petites larves (inférieures à 10 mm) – était la zone de reproduction des anguilles. Résultat admis bien que l’on n’y ait jamais trouvé de mâles sexuellement matures ni d’œufs fécondés. On estime que la maturation finale des adultes et l’éclosion des œufs se font entre 400 et 600 m de profondeur, dans des eaux de température voisine de 17 °C : les plus petites larves jamais trouvées l’ont été entre 200 et 500 m de profondeur et mesuraient 6 mm. Elles montent ensuite en surface, où, se nourrissant de microplancton, elles profitent des bouffées de fertilité apportées par les tourbillons froids du Gulf Stream. Elles se laissent ensuite porter par les courants, et le Gulf Stream va être la première étape d’un vaste périple qui les poussera vers les côtes américaines pour l’espèce dite… américaine, Anguilla rostrata, ou les côtes d’Europe pour l’espèce dite… européenne, Anguilla anguilla – que l’on trouve de l’Islande à la Méditerranée. On a longtemps pensé que l’existence d’une aire commune de reproduction induisait nécessairement un brassage génétique tel qu’il n’existait qu’une seule espèce. Les études génétiques ont montré qu’il n’en était rien, et que les espèces européenne et américaine étaient réellement différentes. Cette spéciation est sans doute la conséquence de la différence de trajet à parcourir de la mer des Sargasses natale aux habitats continentaux américains, très proches, ou européens, beaucoup plus lointains. Il en résulte nécessairement des cycles biologiques différents (plus courts pour l’américaine que pour l’européenne) pour s’y adapter. Les leptocéphales « européens », entraînés par le Gulf Stream puis par la dérive Nord-Atlantique, vont mettre plus d’un an à se métamorphoser en civelles de 80 mm, avant de remonter les estuaires où, du moins en France, elles auront à affronter la rapacité des pêcheurs qui les y attendent. Les rescapées, anguilles jaunes, croîtront dans leur nouveau milieu pendant plusieurs années, jusqu’à la métamorphose finale : anguilles argentées bien grasses et parées pour la navigation océanique au long cours et la reproduction. Elles redescendent alors la rivière, gagnent l’océan, où elles nagent à grande profondeur, vivant sur leurs réserves, pour rallier la mer des Sargasses. Du moins le suppose-t-on, car on perd leur trace, et nul n’a encore vu d’anguilles adultes en plein océan. On sait simplement qu’en mer des Sargasses apparaîtront en profondeur de toutes petites larves prêtes pour un nouveau cycle. Le trajet des larves américaines est beaucoup plus court, mais sans doute plus problématique, car, à la différence des européennes qui suivent logiquement et passivement les courants, elles doivent, pour atteindre les côtes américaines, quitter le Gulf Stream qui les emporte. Sans doute y sont-elles aidées par les tourbillons chauds qui injectent de l’eau de la mer des Sargasses porteuse de larves sur le plateau continental américain. Comment les larves d’anguilles choisissent-elles leur route en fonction de l’espèce à laquelle elles appartiennent, compte tenu de leurs très faibles capacités natatoires ? Sans doute ne choisissent-elles rien du tout et laissent-elles le hasard faire le tri. La capacité de reproduction de l’anguille est exceptionnelle : chaque femelle produit environ 1,5 million d’ovocytes. Ce sont ainsi des millions de larves qui sont entraînées par le Gulf Stream et aiguillées au hasard sur l’une ou l’autre route ; seules celles qui sont sur la voie correspondant à leur espèce pourront survivre. L’anguille est un vieux poisson : les plus anciens fossiles connus datent d’il y a cent millions d’années. Il est vraisemblable que les deux espèces de l’Atlantique ont un ancêtre commun, qui existait il y a soixante millions d’années, lorsque l’Atlantique s’est formé. L’aire de reproduction commune s’étant alors trouvée à l’ouest de la dorsale médio-océanique, l’expansion continue des fonds océaniques depuis cette époque a fait que le trajet migratoire de l’anguille européenne n’a cessé de croître – et croît encore – de quelques centimètres par an. Ainsi le cycle biologique des anguilles de l’Atlantique est-il lié au Gulf Stream et à ses prolongements dans la dérive Nord-Atlantique. Nul doute que leur répartition en Europe ne suive les fluctuations de ces courants. Si d’aventure l’évolution du climat débouchait, comme certains le craignent, sur un ralentissement, voire un arrêt de la circulation thermohaline et de la dérive Nord-Atlantique, alors les anguilles disparaîtraient des rives de la Baltique, de la mer de Norvège et de la mer du Nord.
Les Sargasses, jungle flottante.
La mer des Sargasses entre dans l’histoire et la légende avec Christophe Colomb, qui la traverse avant d’atterrir aux Bahamas sur l’île de Guanahani, qu’il rebaptisera San Salvador. D’abord porteuses d’espoir, les premières « herbes flottantes » rencontrées sont interprétées comme des signes d’une terre proche ; elles deviendront quelques jours plus tard source d’angoisse pour les marins lorsque, devenant plus abondantes, elles leur feront craindre une sorte d’engluement dans une mer « prise comme elle l’eût été par la glace ». Cette mauvaise réputation ne quittera plus la mer des Sargasses, et Jules Verne exploitera le mythe dans son roman Vingt Mille Lieues sous les mers. Il fera correspondre la mer des Sargasses avec la partie immergée de l’Atlantide, suggérant même que les sargasses sont des herbes arrachées aux prairies de cet ancien continent. Les sargasses sont des algues. Dans la classification taxonomique, elles constituent un genre comprenant notamment les deux espèces Sargassum natans et Sargassum fluitans, que l’on trouve dans la mer des Sargasses et qui ont la particularité d’être flottantes – à la différence de leurs congénères, benthiques, qui sont fixées sur le fond. On suppose qu’elles dérivent d’ancêtres benthiques dont on a trouvé des traces fossiles, datant de quarante millions d’années, dans des sédiments de l’ancienne mer Téthys. Ces algues, d’une longueur voisine de 1 m, sont dotées de vésicules gazeuses (oxygène principalement, azote et gaz carbonique) assurant leur flottabilité. Ce sont des espèces stériles, qui se propagent par fragmentation végétative. Elles s’assemblent par paquets et constituent un écosystème très particulier, parfois qualifié de « jungle flottante ». Elles constituent l’habitat d’environ 145 espèces d’invertébrés (crabes, crevettes, mollusques) ; on a dénombré une centaine d’espèces de poissons associés aux sargasses à un stade ou un autre de leur vie (œufs, larves, juvéniles, adultes) et cinq espèces de tortues qui s’y développent après l’éclosion ou y trouvent nourriture dans leur migration. Une telle diversité dans une mer aussi bleue, pauvre en éléments nutritifs et si peu productive, est a priori surprenante. On estime entre 800 et 2 00 kg/km2 la biomasse des sargasses, soit un total de 4 à 11 millions de tonnes. En fait, un écosystème aussi complexe et diversifié n’a pas besoin d’une grande quantité d’éléments nutritifs frais (production nouvelle) pour se maintenir. Les sargasses sont comme le phytoplancton des producteurs primaires, elles ont donc besoin d’éléments nutritifs pour vivre ; elles les trouvent d’abord dans le recyclage, par reminéralisation sur place de la matière organique issue des excrétions des nombreux organismes qu’elles abritent. Le système proche de l’équilibre fonctionne presque en circuit fermé. Pour compenser les inévitables pertes – la matière organique morte qui sédimente et sort du système –, les sargasses disposent de bactéries épiphytes qui ont la propriété de fixer l’azote de l’air. Les sargasses n’ont donc pas besoin d’attendre que des tourbillons froids viennent mettre à leur disposition, issus des profondeurs, les nutriments indispensables à leur survie. On trouve des sargasses flottantes ailleurs dans l’océan, mais on ne trouve nulle part l’équivalent de l’écosystème si particulier de la mer des Sargasses. Il est le résultat de la recirculation anticyclonique du Gulf Stream, qui la ceinture complètement, qui la ferme en quelque sorte, qui en fait une mer fermée sans rivage. Dans un tel système il y a, grâce à la dynamique océanique, confinement naturel permettant à l’écosystème de prospérer.
Le Gulf Stream, les tourbillons chauds et les cachalot.
Les cachalots sont à l’origine de l’exploration scientifique du Gulf Stream. Ce sont en effet les observations des pêcheurs de cachalots qui avaient remarqué leur abondance aux lisières du courant qui ont permis à B. Franklin de réaliser la première carte du Gulf Stream. Les campagnes scientifiques d’observation des cétacés ont confirmé que ceux-ci avaient une prédilection pour le front froid (cold wall) qui limite le Gulf Stream sur sa bordure nord, et plus encore pour les « bras froids » qui ceinturent par l’est les tourbillons chauds. Mais d’où vient le tropisme des cachalots pour les rives du Gulf Stream et de ses tourbillons, que savaient si bien exploiter les baleiniers ? De l’abondance de la nourriture, et notamment des calmars, dont ils sont particulièrement friands. Ce phénomène est l’aboutissement de deux processus.
Le premier est biologique : c’est le résultat du rôle que jouent le Gulf Stream et ses tourbillons chauds pourvoyeurs de nutriments qui, on l’a vu, stimulent la production biologique.
Le second est mécanique : en surface, les fronts qui séparent les eaux chaudes du Gulf Stream et de ses tourbillons des eaux froides environnantes – et notamment celles des bras froids – sont des zones de faible mélange horizontal où se concentre tout ce qui flotte, singulièrement le zooplancton dont se nourrissent les calmars, avant d’être eux-mêmes consommés par les cachalots, qui s’exposaient ainsi aux chasseurs qui, ne servant de proie à personne, n’avaient à craindre que le mauvais temps.
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Écrit par : Bruno Voituriez
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