L’accélération du réchauffement dans la dernière décennie résulte-t-elle d’un nouveau forçage, temporaire ou non, ou d’une rétroaction ignorée ou sous-estimée ? Ou bien ne s’agit-il que d’une manifestation très marquée de la variabilité naturelle du climat ?
La figure 1 extraite du rapport COPERNICUS sur le climat de 2024 montre les écarts des températures annuelles par rapport à la tendance générale. Pour l’essentiel les écarts positifs (en rouge) les plus importants correspondent aux années El Niño, les plus négatifs aux années La Niña. En effet, la vaste zone à l'est du Pacifique équatorial est la plupart du temps occupée par des eaux froides, mais en situation El Niño, celles-ci sont recouvertes par des eaux tropicales chaudes et il s’en suit une moyenne plus élevée des températures du globe, La Nina étant le phénomène inverse. 2024 est bien hors norme mais au même titre que 1944. Il ne semble donc pas exclu que l’anomalie de cette année soit le résultat d’un extrême de la variabilité interannuelle superposée au réchauffement anthropique.
Figure 1 : écarts de la température annuelle par rapport à la tendance (ligne continue), source : COPERNICUS 2024
Il n’est plus question cependant d’un réchauffement plus ou moins régulier de l’ordre de 0,2°C par décennie : sur les 15 dernières années, le rythme est maintenant supérieur à 0,3°C par décennie (figure 2). Il se pourrait donc qu’il y ait eu accélération du réchauffement et que, par rapport à la tendance des 15 dernières années, 2024 ne soit pas si exceptionnelle que ça. Ce point, exceptionnelle ou pas, fait l’objet d’intenses discussions parmi les spécialistes.
Figure 2 : évolution des températures globales corrigées de l’effet de l’ENSO, ajustement sur deux périodes 1970-2010 et 2010-2024,d’après Grant Foster alias Tamino
Si, donc, 2024 n’est pas une année exceptionnelle, l’accélération du réchauffement dans la dernière décennie résulte-t-elle d’un nouveau forçage, temporaire ou non, ou d’une rétroaction ignorée ou sous-estimée ? Ou bien, si elle est exceptionnelle, ne s’agit-il que d’une manifestation très marquée de la variabilité naturelle du climat ? Ces questions sont d’une importance cruciale parce que si le « coupable » est un forçage passager ou dû à un extrême de la variabilité, alors le réchauffement devrait retrouver un rythme voisin ou légèrement supérieur à celui des années 2000-2010, sinon, s’il s’agit d’une rétroaction positive, l’accélération pourrait se poursuivre. Cette question fait actuellement l’objet de recherches et de controverses.
La différence entre forçage et rétroaction
Pour rappel : un forçage est une contrainte appliquée au système climatique comme l’augmentation de la concentration en gaz à effet de serre (GES) ou une variation de l’irradiance solaire. Ces variations entraînent une perturbation du bilan énergétique de la planète sans effet sur la cause, c’est à dire dans les cas cités, sans effet sur les émissions de GES ou sur l’irradiance solaire. Une rétroaction est une réaction d’un élément du système climatique à l’augmentation de la température qui, elle-même, résulte d’un forçage : par exemple l’augmentation de la température conduit à une augmentation de la teneur en vapeur d’eau de l’atmosphère et comme la vapeur d’eau est un gaz à effet de serre, ceci réchauffe le climat de la Terre avec comme conséquence un nouvel accroissement de la teneur en vapeur d’eau de l’atmosphère, etc. Cette rétroaction de la vapeur d’eau multiplie par deux l’effet de serre qui ne serait dû qu’à l’augmentation de la concentration en gaz carbonique. Les rétroactions qui amplifient le changement initial comme celle de la vapeur d’eau sont dites positives, celles qui, au contraire, le diminuent sont négatives et dans le cas du climat, elles jouent le rôle d’un thermostat.
Le déséquilibre énergétique
En définitive, ce qui gouverne le climat de la planète, c’est son bilan énergétique ou encore son bilan radiatif puisque les seuls échanges d’énergie qui sont possibles entre elle et l’extérieur ont lieu sous forme de rayonnement électromagnétique : l’apport d’énergie vient du rayonnement solaire incident, en majeure partie sous forme de lumière visible, et sa perte vers l’espace se fait par rayonnement infrarouge et aussi par le rayonnement solaire réfléchi (beaucoup) par les nuages, les surfaces enneigées, et (un peu) par les surfaces plus ou moins claires du globe terrestre. La figure 3b résulte des observations de l’instrument satellitaire CERES. Sur cette figure, le flux infrarouge sortant aux grandes longueurs d’onde (Emitted Thermal Radiation) augmente ce qui peut paraître contre intuitif dans la mesure où l’augmentation de l’effet de serre devrait tendre à diminuer le flux sortant, mais c’est oublier un processus physique, qu’on dénomme « la rétroaction de Planck », qui exprime qu’un corps rayonne davantage quand il se réchauffe (loi de Stefan). Le flux infrarouge sortant est en fait le bilan du forçage dû à l’augmentation de l’effet de serre, et de l’ensemble des rétroactions qui s’exercent sur le système, dont principalement la rétroaction de Planck, et aussi celles de la vapeur d’eau et du gradient de température, des nuages et des surfaces enneigées ou glacées.
Le déséquilibre du bilan énergétique (Energy Imbalance) est positif (la Terre absorbe plus d’énergie qu’elle n’en perd) et ce bilan croît fortement (de plus de 0,8W/m2) à partir de 2015 (figure 3c). En 2024, la Terre a absorbé 0,75 W/m2 de plus que dans les années 2000 à 2015 soit environ 20 Zeta Joules (1 ZJ =1021 J). Cette augmentation est due à celle de l’absorption du rayonnement solaire (ASR, figure 3a) qui n’est que partiellement compensée par celle du flux infrarouge sortant. C’est cette augmentation qui a causé le réchauffement accru observé cette dernière décennie.
Figure 3 : composantes du bilan radiatif observées par l’instrument CERES (Hansen et al, 2025)
Quelles en sont les causes possibles ?
L’albédo de la Terre (fraction du rayonnement solaire incident qui est réfléchie vers l’espace) est voisin de 0.29 et est principalement dû aux nuages ainsi qu’à la présence de la neige et de la glace dont l’extension a fortement baissé et aux aérosols ainsi, bien sûr qu’à l’albédo des surfaces continentales et océaniques.
La rétroaction nuageuse est une des difficultés majeures de la modélisation climatique, et ce n’est que récemment, essentiellement dans la dernière décennie, que le problème a commencé à s’éclaircir grâce aux progrès de la modélisation (Bony et al, 2015) et grâce aux observations d’instruments spatiaux comme Cloudsat et CALIPSO ( Stephens et al, 2020). On observe une diminution d’environ 0.5% de la couverture nuageuse, principalement attribuable à la rétroaction des nuages subtropicaux. Pour un albédo moyen des nuages de l’ordre de 0,5, cela pourrait correspondre à une augmentation du rayonnement solaire absorbé de 0,3 à 0,5 W/m2.
D’après le 6ème rapport de synthèse du GIEC, la rétroaction globale des nuages ce qui inclut la variation de leur extension et celle de leurs propriétés optiques, est positive (0,42 W/m2/°C) et contribue donc à augmenter le déséquilibre : une couverture nuageuse moins étendue laisse passer une plus grande part du rayonnement solaire vers les surfaces terrestres absorbantes. La température ayant augmenté d’environ 0,4°C entre 2000 et 2020, la rétroaction nuageuse globale obtenue en multipliant 0,42 W/m2/°C par 0,4 °C serait donc de l’ordre de 0,16 W/m2, avec une très forte incertitude.
La contribution des variations d’albédo des surfaces (0,35 W/m2/°C) est sensiblement du même ordre ((0,14 W/m2)
Les aérosols quant à eux tendent à augmenter l’albédo par deux effets : 1) ils réfléchissent une part du rayonnement solaire incident et 2) ils modifient l’albédo des nuages et leur durée de vie en privilégiant la formation de gouttes de plus petite taille, ce qu’on appelle leur effet indirect. Ce dernier effet est vérifié par de nombreuses observations expérimentales locales mais l’amplitude de son influence à grande échelle est très incertaine dans la mesure où il entre en compétition avec d’autres précurseurs dont certains naturels, comme le diméthyl sulfide émis par le plancton. L’incertitude quant au forçage radiatif des aérosols est donc grande.
Depuis quelques décennies la concentration en aérosols sulfatés issus des activités anthropiques (entre autres ceux émis par la combustion de fuel lourd dans le transport maritime) a diminué, et cette diminution a entraîné ce qu’on a appelé le « global brightening » parce que à la surface du globe, le flux solaire incident a augmenté. En réponse, le rayonnement solaire absorbé a augmenté de quelques dixièmes de W/m2 (environ 0,3 W/m2 d’après Smith et Forster 2021, leur figure 3h). La directive émise par l’Organisation Maritime Internationale visant à réduire drastiquement les émissions des navires marchands (Figure 4) a fortement contribué à cette baisse de la concentration en aérosols sulfatés.
Figure 4 : répartition des aérosols sulfatés (b), proportion de ceux issus de la navigation marchande (c), principales étapes de la régulation de l’OMI (c), (d’après Hansen et al, 2025)
Puisque les aérosols tendent à augmenter l’albédo, ils diminuent l’énergie solaire absorbée, leur diminution a donc l’effet contraire. La brusque diminution de la quantité d’aérosols sulfatés à partir de 2020 a constitué un forçage positif estimé à environ 0,1 W/m2 par divers auteurs (0,06 à 0,09 pour COPERNICUS par exemple) mais Hansen et al suggèrent que l’effet indirect des aérosols par l’intermédiaire des nuages pourrait être non linéaire parce que beaucoup plus efficace dans les zones non polluées. Le forçage positif de la diminution des aérosols serait alors plus important.
Et si n’était que de la variabilité ?
Les nuages sont les principaux modulateurs du bilan radiatif. Aux grandes longueurs d’onde, ils tendent à augmenter l’effet de serre parce que la plupart d’entre eux absorbent la quasi-totalité du rayonnement infrarouge et le réemettent à une température plus basse. Aux courtes longueurs d’onde du rayonnement solaire, ils sont les principaux contributeurs de l’albédo et donc de l’ASR. Outre leur étendue globale et leurs propriétés optiques leurs variations spatio-temporelles conditionnent aussi l’ASR et tout ce qui peut causer ces variations est une cause potentielle de l’augmentation de l’ASR observée. C’est le cas des diverses oscillations qui animent l’océan mondial. La plus importante est l’ENSO qui affecte l’océan Pacifique Tropical avec une pseudo périodicité de l’ordre de la décennie et est le premier mode de variabilité interannuelle comme illustré sur la figure 1. L’Oscillation Pacifique Décennale (PDO pour Pacific Decadal Oscillation) affecte le Pacifique Nord avec une pseudo périodicité de l’ordre de plusieurs décennies. Elle se manifeste pendant ses phases chaudes par des anomalies positives de la SST (Sea Surface Temperature) le long des côtes de l’Amérique du Nord et des anomalies négatives le long des côtes asiatiques et au centre du bassin (figure 5).
Figure 5 : répartition spatiale des anomalies de la température de surface pendant la phase chaude (ou positive) de la PDO
Les phases chaudes semblent avoir accompagné des périodes de plus fort réchauffement global (Figure 6) comme vers 1940 ou dans les années 90-2000 ou précisément les années 2015-2020 mais depuis 2020, la PDO est dans une phase négative alors que le réchauffement annuel est maximum. A noter cependant qu’il y a débat actuellement quant à la validité des indices associés aux oscillations comme l’ENSO et la PDO qui semblent perdre de leur pertinence avec le réchauffement
Figure 6 : évolutions de la température globale (en haut) et de l’indice de la PDO (en bas). D’après Skeptical Science
Conclusion provisoire
Le réchauffement des deux dernières années n’est peut-être pas exceptionnel compte tenu de la variabilité interannuelle, si l’on admet qu’en fait l’accélération date des années 2010 passant de 0,2 °C par décennie à 0,3 °C par décennie. Cette accélération a pour cause essentielle une forte diminution de l’albédo de la planète. Les causes en sont encore mal identifiées mais la rétroaction nuageuse et la diminution de la concentration en aérosols sont les plus sérieux candidats. Dans un article paru dans EOS en 2023 Rugenstein et al soulignaient l’importance de la variabilité spatiale du réchauffement sur le bilan radiatif (« pattern effect ») et par la même sur les diverses rétroactions et en particulier sur la rétroaction nuageuse. Enfin, la brusque augmentation de l’absorption du rayonnement solaire depuis 2020 est sans doute partiellement liée à la diminution des émissions de soufre par le transport maritime, diminution qui a eu pour conséquence celle des aérosols sulfatés et de leur impact sur l’albédo soit directement soit par l’intermédiaire de leur influence sur la microphysique des nuages.
Quant à savoir s’il s’agit seulement d’une contribution mineure ou d’une contribution essentielle, ce point est très discuté et mérite d’être encore approfondi car les conséquences en sont considérables. Si comme le prétend Hansen le réchauffement observé depuis 2020 est essentiellement dû à cette nouvelle régulation, le forçage qui résulte de la diminution des aérosols va s’éteindre. Ce n’est pas spécialement une bonne nouvelle parce que dans ce cas, l’amplitude du forçage négatif des aérosols par l’intermédiaire des nuages est beaucoup plus importante qu’estimée dans les rapports du GIEC. Le réchauffement observé étant alors dû à un forçage total plus faible (aérosols plus négatifs et GES inchangés) la sensibilité climatique aux GES est plus élevée, de l’ordre de plus de 4°C pour un doublement de la concentration en CO2 au lieu de 3°C ce qui rendrait encore plus improbable le maintien du réchauffement dans des limites acceptables et l’adaptation encore plus difficile.
Il pourrait aussi s’agir d’une rétroaction non linéaire, probablement des nuages qui aurait donc été sous-estimée, là encore la sensibilité climatique en serait plus élevée. On pourrait aussi penser à un forçage non identifié et là, la question serait de savoir si ce forçage risque d’être permanent ou pas. Finalement, il faut souhaiter que 2024 soit une année marquée par un extrême de la variabilité interannuelle comme semble l’avoir été 1944 ou plus loin de nous 1878 mais il est juste de noter qu’à ces époques et surtout bien sûr en 1878, la couverture spatiale des mesures était bien moindre et leur fiabilité plus incertaine.
De ce point de vue le réchauffement de 2025 sera examiné avec la plus extrême attention.