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Bruno Voituriez Océanographie, direction de recherches, réflexions sur les hommes et la planète

(Temps de lecture: 7 - 14 minutes)

Yves Dandonneau, Alain Herbland, et Patrick Vincent, ont bien connu Bruno Voituriez. Ils dressent, dans les lignes qui suivent, une description de son parcours, mais aussi un vibrant hommage à l’homme et au scientifique que fut Bruno.

Chimiste, ingénieur de l’École Nationale Supérieure des Industries Chimiques de Nancy, Bruno Voituriez a fait son service militaire à bord du dragueur de mines « Croix du Sud » dans les Antilles, de 1962 à 1964. Se sentait il déjà attiré par l’océanographie lors de sa formation ? En tout cas, cette navigation dans les eaux tropicales lui a beaucoup plu, et à son retour, il a choisi de suivre le Diplôme d’Etudes Approfondies d’océanographie de l’Université de Paris, puis est entré comme océanographe à l’Office de la Recherche Scientifique et Technique Outre-Mer. Ses premières campagnes océanographiques lui ont fait parcourir l’Océan Pacifique Tropical et ses îles à bord du N. O. Coriolis, le navire de L’ORSTOM. Il aimait déjà la mer, et de tels débuts l’ont conforté dans son choix. Il possédait aussi un don précieux : contrairement à la plupart des océanographes, et à beaucoup de marins, il ne connaissait pas le mal de mer ! On m’a dit qu’au cours des 60 jours de la campagne Alizé II de Panama à Nouméa en 1991, il a écrit un ouvrage de 127 pages, « Les climats de la Terre » publié chez Presses Pocket.

L’océanographie à l’ORSTOM était guidée par l’exploitation des ressources de la pêche au large : dans quelles régions et comment les courants marins portaient à la lumière les sels nutritifs indispensables à la croissance du plancton. Étaient ciblés les upwellings de Mauritanie et de Benguela, la divergence équatoriale, et les fronts océaniques. En mesurant la concentration de l’eau de mer en phosphates, nitrates et nitrites, Bruno y a occupé une position centrale entre les physiciens qui étudiaient les courants et les biologistes le plancton. Après des débuts dans le Pacifique à partir de Nouméa, puis dans l’Atlantique tropical à partir d’Abidjan, ces programmes se sont étoffés et ont culminé en 1978 avec CIPREA, (Circulation et production à l'équateur dans l'Atlantique), conduit à partir de Dakar, à bord du N. O. Capricorne. Bruno a alors été un très efficace chef d’équipe, rigoureux dans ses analyses, stimulant les réflexions de ses collègues, et organisant l’exploitation des résultats. Les principaux travaux ont débouché sur une thèse d’État. Ont précédé puis accompagné ce travail de thèse 18 publications dans des revues internationales, qui décrivent comment, d’une part, les courants marins, variables, et d’autre part divers aspects des écosystèmes tropicaux (maximum subsuperficiel d’oxygène, de salinité, profondeur de la thermocline) déterminent la production planctonique dans les océans tropicaux.

Après cette période au cours de laquelle Bruno a été un océanographe très présent sur le terrain, « aux pieds mouillés » comme on dit, par opposition avec les océanographes de bureau, il a rejoint l’IFREMER où il a été Directeur du Département de la Recherche Océanique, responsable des programmes de recherche d’océanographie physique et spatiale, puis Directeur « d’objectif » Biosphère/Géosphère, de 1982 à 1992.
De retour à l’ORSTOM en 1992, il y occupe la position de Directeur Délégué du Département Terre-Océan-Atmosphère puis, de 1994 à 1998, celle de Directeur de la Stratégie et de la Programmation. De 1999 à 2002 (l’ORSTOM est alors devenu IRD), il a été Directeur du Centre de Recherche Halieutique Méditerranéenne et Tropicale de Sète (laboratoire Ifremer-IRD de l’Université Montpellier II).
Tous ces postes à responsabilités lui ont valu de participer à de nombreux comités scientifiques :
- Coordinateur de la contribution française aux programmes internationaux TOGA de 1987 à 1992 (Tropical Ocean and Global Atmosphere) et WOCE (World Ocean Circulation Experiment) de 1990 à 1992 , ces deux important programmes étant les éléments océaniques du Programme Mondial de Recherche sur le Climat.
- Représentant de l’Ifremer puis de l’IRD au comité exécutif PIGB (Programme International Géosphère Biosphère), puis membre du comité scientifique Français de ce programme.
- Président du Comité National Français pour la Commission Océanographique Intergouvernementale de l’Unesco (COI) (1992-1997).
- Membre du Comité des Programmes d’Observation de la Terre du Centre National d’Etudes Spatiales (1990-1994).
- Membre de 1988 à 1992 du Conseil Supérieur de la Météorologie et du Comité Scientifique de Météo-France (1988-1992).

Et puis, il atteint l’âge de la retraite. Va-t-il rester inactif ? Non, car d’autres, dans le même cas que lui, ne le supportent pas non plus. Ils fondent en 2003 le Club des Argonautes, dont il est aussitôt président. Il le restera jusqu’en 2019. En 2009 ; il est élu à l’Académie de marine, comme membre de la section Navigation et Océanologie. Il y sera élu secrétaire de cette section en 2011, puis président de 2015 à 2021. Il présidera aussi l’Association des Anciens de l’ORSTOM/IRD.
Toujours très impliqué dans la diffusion des connaissances scientifiques vers le grand public, il est l’auteur de plusieurs ouvrages. Citons « El Niño : réalité et fiction », un sujet qui l’a passionné, co-écrit avec Guy Jacques ; « Les humeurs de l'océan : effets sur le climat et les ressources vivantes » ; « Changement climatique : histoire et enjeux » avec Jacques Merle et moi même ; et, enfin, publié par l’UNESCO, et qui sera une source d’inspiration pour Erik Orsenna, « Le Gulf Stream ».
Au Club des Argonautes, composé de météorologues, d’océanographes, d’hydrologues, et où il retrouve Jacques Merle, son ami depuis leurs débuts à Nouméa, on discute beaucoup, de climat, d’océan, d’énergie, d’eau. Bruno y montre alors une érudition et un intérêt étonnamment vastes pour les grands questionnements qui concernent l’univers, l’espèce humaine et son devenir, l’histoire de la science. Les textes qu’il publie sur le site web du club sont aussi inattendus que variés : « Comment la marée a-t-elle été perçue et étudiée au cours du temps », « Théologie et atmosphère », « Le mariage de l’océan et de l’espace », « Géonautique : apprendre à piloter la Terre  ». Dans les échanges de messages que nous avions, je tombe sur ces mots qu’il a écrits ; « J'ai le sentiment de n' avoir plus rien à dire sur ce sujet (i. e. le changement climatique) sinon poser l'ultime question de Koestler: l' homme est -il un coup raté de l'évolution?  On peut répondre comme le compatriote de JM (Jacques Merle), Teilhard de Chardin: le but c'est la Noosphère accomplissement final de la cosmogénèse dans la Christogénèse.....
Car pour se fixer normes et contraintes il faut bien croire que l'Humanité a un objectif ......sinon à quoi bon puisque comme toutes celles qui l'ont précédée  l'espèce humaine est appelée à disparaître.....
En attendant gloire au Soleil Invaincu dont c'est la fête dans quelques jours! Buvez de bons coups pour le remercier de faire mûrir les vignes ».
Et il aurait conclu par une de ces locutions en latin dont il était friand.

De nombreux témoignages ont été reçus évoquant les qualités humaines et scientifiques de Bruno Voituriez à l’occasion de nombreux travaux collaboratifs. L’un d’eux est particulièrement précieux car il relate des épisodes concrets de la carrière de Bruno. Merci à Alain Herbland pour les mots précieux dont il nous a fait part.
On trouvera ci-dessous des extraits de l’hommage qu’il lui a consacré.

Je ne pourrai évoquer que la « période africaine », celle qui s’étend, en gros, de 1970 à 1983. Après, bien sûr, j'ai souvent eu l'occasion de croiser Bruno, aussi bien à IFREMER qu'à l'IRD, mais cela n'apporterait rien de pertinent qui puisse enrichir cette notice.
Au tout début des années 70, nous faisions partie de ce qu’on a appelé « l’ équipe Capricorne », du nom du Navire Océanographique nouvellement construit à Dieppe, comme d’ailleurs le NO Coriolis, 6 ans auparavant, sur lequel Bruno a fourbi ses premières armes d’océanographe dans le Pacifique sud, à partir du Centre ORSTOM de Nouméa. Le Capricorne, propriété du CNEXO, mis à la disposition de l’ORSTOM pour effectuer des recherches dans l’Atlantique tropical, était basé à Abidjan. C’était un navire de 45,5 mètres, capable d’héberger confortablement 12 scientifiques pendant 5 semaines. Ultra moderne pour l’époque, il était équipé d’une sonde électronique, reliée à un ordinateur (on est en 1970 !) et d’un système de prélèvement d’eau commandé à partir du pont du bateau. Bruno fut très rapidement, ou peut-être même dès l’origine, je ne m’en souviens plus, le responsable scientifique de cette jeune équipe (nous avions entre 23 et 35 ans !) autrement dit, il était notre « COC », le  Chef d’Opération Capricorne !
C’était un temps que les océanographes d’aujourd’hui auraient du mal à imaginer. Nous disposions d’une liberté totale dans la conception des projets de recherche, pourvu que l’on reste dans le cadre général des missions fixées par l’ORSTOM.
Or le cadre était vaste, très vaste même : réaliser des travaux qui viennent en soutien de la recherche halieutique, en particulier celle qui concernait les thons, dont la capture représentait une ressource importante, davantage pour les armements français d'ailleurs, que pour les pays africains... Comme l’a talentueusement et … malicieusement raconté Bruno dans une note parue sur le site web des Argonautes, les halieutes, à l’époque, n’avaient que faire des données que mesuraient les océanographes physiciens, chimistes et biologistes. Ils ne s’intéressaient qu’à la dynamique des populations vue au travers de la structure démographique des espèces exploitées, en particulier l’âge, la taille et le poids des individus. Comme si les fluctuations du milieu n’avaient aucune influence sur la distribution et l’abondance des stocks de poissons.
Nous avions donc toute latitude pour concevoir des programmes qui, au final, permirent de réaliser une analyse complète des systèmes d’enrichissement et de leurs mécanismes physiques : upwellings côtiers, dômes et divergence équatoriale. Bruno s’est particulièrement impliqué dans l’étude de la dynamique saisonnière des courants équatoriaux du Golfe de Guinée et il a expliqué les liens entre la divergence équatoriale et les autres zones d’enrichissement de l’Atlantique tropical oriental.
Son ouverture d’esprit, sa curiosité, sa capacité à intégrer d’autres disciplines océanographiques que la sienne ont fait que ses principaux travaux ont débouché sur une thèse d’Etat, rédigée avec deux autres collègues, Alain Herbland (production primaire et bactérienne) et Robert Le Borgne (zooplancton et production secondaire), thèse pluridisciplinaire, première du genre en océanographie, soutenue en octobre 1983 à la Station Marine d’Endoume, devant un jury, lui aussi pluridisciplinaire, présidé par le Professeur Jean-Marie Péres, thèse intitulée : « Structure hydrologique et production planctonique dans l’Atlantique tropical oriental. Essai de synthèse »
Bruno fut incontestablement la cheville ouvrière, et pensante, de ce travail d’équipe. Sans lui, sans son autorité naturelle et bienveillante, sans sa capacité à prendre de la hauteur, à concevoir et à hiérarchiser le questionnement, nous ne serions jamais arrivés a un tel niveau de synthèse.
Et ce ne fut pas la moindre satisfaction de constater, dans les années qui ont suivi la parution de notre travail, que des halieutes y ont souvent fait référence. Merci Bruno.

Liberté dans le choix des projets de recherche expose A. Herbland, mais aussi grande souplesse dans l’organisation des campagnes en mer, y compris la localisation et la durée des escales.
Illustration du propos :
Pour étudier les variations saisonnières des courants équatoriaux, et compte tenu du fait qu’Abidjan se situe par 5°20 de latitude Nord et 4° de longitude Ouest, il avait été mis en place des campagnes récurrentes (16 ont été réalisées sur 10 ans), ce que nous avons appelé le « rail 4°W ». Il eut été largement suffisant et scientifiquement satisfaisant de se limiter à un intervalle de latitude de 15°, c'est-à-dire des radiales allant de 5°N à 10°S. Mais voila…
Le Capricorne s’appelait le Capricorne ! Et il nous paraissait indispensable, au-delà des superstitions des marins, de le « baptiser », en l’occurrence, lui faire franchir la ligne du tropique dont il porte le nom. C’est donc, sans aucune justification scientifique, que nous sommes « descendus », en novembre 1971, jusqu’à 24°S pour briser une bouteille de champagne sur la coque du navire !
Et ce n’est pas tout. L'île de Sainte-Hélène, se trouvant « presque » sur le parcours de ce rail (par 5°40 W et 16° S), nous avons emprunté un « aiguillage » qui ne figure sur aucune carte ferroviaire ni maritime. Bruno, je m’en souviens comme si c’était hier, était enthousiaste à l’idée de faire escale sur cette île aussi célèbre que perdue au milieu de nulle part. Il avait révisé son histoire de France : Le Mémorial de Las Cases bien sûr, mais aussi les noms de Montholon, Gourgaud et Marchand, les fidèles compagnons de l’empereur, et celui de son geôlier, le sinistre Hudson Lowe, s’invitaient régulièrement dans les conversations pendant les stations ou au cours des repas. Grâce à lui, ce n’était plus une croisière océanographique, mais une campagne napoléonienne ! D’ailleurs, sans vergogne, cette campagne porte le nom de « Campagne Sainte-Hélène ».

Au-delà d’une présentation de la carrière de Bruno à travers les mots de Yves Dandonneau, au-delà de témoignages personnels tels que celui d’Alain Herbland, difficile de ne pas mettre un dernier coup de projecteur sur le lien professionnel et humain que deux Argonautes historiques, Bruno et Michel Lefebvre, ont pu entretenir au cours des années.

Ainsi, Bruno Voituriez, Président du Club des Argonautes, interviewé par Yves Garric auteur de l’ouvrage « Michel Lefebvre, marin de l’Espace » (un autre grand Argonaute !), exécute en trois vigoureux coups de crayon le portrait de Michel Lefebvre (Citation de l’ouvrage d’Yves Garric) : « Dans les milieux scientifiques, Michel Lefebvre est l’être le plus extraordinaire que j’ai rencontré ! TOPEX/Poséidon, c’est lui pour une grande part ! Il n’en est pas seulement le commis voyageur. Il est l’un des inventeurs. Je n’ai jamais vu un être avec de telles qualités humaines … » Pourquoi cette citation de Bruno aujourd’hui ? A travers ce qu’il dit d’un de ses collègues éminents, nous retrouvons à la fois le volet extraordinairement humain de Bruno ainsi que la capacité d’émerveillement et d’ouverture qu’il a toujours gardée. Ce qu’il dit de Michel Lefebvre pourrait s’appliquer à Bruno de la même manière : ses qualités humaines ont été exceptionnelles et entraient toujours, d’une façon ou d’une autre, dans les échanges professionnels ou personnels que l’on avait avec Bruno. Assister par exemple, comme j’ai pu en avoir la chance en 1990, à une discussion sur la mission TOPEX/Poséidon et ses apports alors attendus à l’océanographie, en présence de Bruno Voituriez, Michel Lefebvre et Christian Le Provost fait partie de moments qui comptent. Cette rencontre entre l’océanographe aux pieds mouillés tels que Yves Dandonneau qualifie Bruno, le « marin de l’Espace » tel que Yves Garric qualifie Michel Lefebvre, et Christian Le Provost qui fut l’un des grands acteurs moteurs de la modalisation numérique de l’océan, anticipait dès cette époque la bonne idée qu’auront six organismes français (CNES, CNRS, Ifremer, IRD, Météo-France et le SHOM) de fonder Mercator Océan en 1995.

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