Jérôme Gaillardet est géochimiste à l’Institut de Physique du Globe de Paris. Il coordonne l’infrastructure nationale OZCAR (Observatoires de la Zone Critique : Applications et Recherche). Cette recension complète l’introduction au concept de Zone Critique proposée sur le site des argonautes.
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Éditions La Découverte, octobre 2023, 256 pages Dans ce livre, j’ai voulu raconter comment une nouvelle génération de scientifiques, issus de domaines aussi variés que la physique et la sociologie, travaille à ce retour à la Terre, non pas à la Terre-globe, mais à celle que je décris de ma fenêtre. (…) j’ai voulu faire varier la focale, ne pas me fixer sur les vivants, mais sur tout ce qui les associe aux non-vivants, faire parler l’argile, le calcaire autant que la bactérie et le chêne. |
Cet ouvrage résulte d’une part d’échanges entre l’auteur et le philosophe Bruno Latour et d’autre part d’une réflexion scientifique majeure sur la nécessité d’une collusion, ou plutôt d’un partage, entre les disciplines scientifiques qui s’intéressent à la terre du point de vue de ses habitants. Il interroge l’espace planétaire dans toutes ses dimensions, du global au local, ainsi que la dynamique temporelle, du temps long, géologique, au temps court des processus de la météorologie ou de la photosynthèse. Il démontre l’extraordinaire et nécessaire complexité d’un monde en perpétuel changement qui rend possible et alimente la vie des « terrestres », c’est à dire de ceux qui habitent la fine croûte continentale.
Cette croûte, dénommée critical zone par les scientifiques qui ont proposé cette nouvelle analyse, est continuellement modifiée par les mouvements géologiques de la tectonique des plaques et par l’action combinée de l’érosion des reliefs, du transport des sédiments par les fleuves, de la dissolution chimique et de ses échanges, de l’altération des roches et du développement de la vie bactérienne, fongique, végétale et animale. Toute cette « cinétique » (possible et probable, écrit l’auteur) fonctionne grâce à deux centrales énergétiques : Hadès, le feu interne qui s’épuise lentement et Hélios, l’étoile dont l’activité bombarde la planète de son rayonnement thermonucléaire.
Avec beaucoup de pédagogie, l’auteur explique - souvent sous l’angle géochimique, sa spécialité, mais pas seulement - que c’est cette activité frénétique qui rend cette « peau » continentale habitable : d’une situation planétaire a priori simple, le temps, les mouvements permanents, les échanges incessants, les combinaisons de cycles astronomiques, géologiques, climatiques, chimiques (eau, carbone, azote, etc.) et mêmes les entrées météoriques venues de l’espace ont fait que cette « zone critique » est d’une immense diversité. Aucun lieu n’est semblable à un autre : tous pareils, tous différents. Par opposition, les océans sont significativement plus homogènes.
C’est sur cette représentation du monde qu’a surgit au tout début du 21e siècle l’idée de sélectionner des observatoires scientifiques sur un temps suffisamment long (plusieurs dizaines d’années). L’auteur détaille les particularités de quelques sites et ce qu’ils apportent à la connaissance du système terre : le rôle de transporteur du fleuve Amazone depuis les montagnes andines jusqu’à son estuaire dans l’océan, les très étranges cirques du jeune massif volcanique de la Réunion, les forêts vosgiennes victimes de précipitations acides, les plages portoricaines où se dépose du sable saharien et même les paysages agricoles de ses ancêtres familiaux entre Jura et Bresse.
Le livre s’achève par une réflexion sur un sujet controversé en se référant à quelques-uns de nos penseurs contemporains, Bruno Latour, mais aussi Michel Serres ou Edgar Morin : doit-on considérer l’anthropocène comme un nouvel âge géologique s’inscrivant dans la suite de l’holocène des derniers 12 000 ans ? L’auteur argumente pour, expliquant en quoi l’homme des deux derniers siècles a profondément perturbé l’ensemble des cycles alimentés par Hadès et Hélios. Et pourtant, elle tourne.
Voir aussi : Entretien avec Jérôme Gaillardet sur France Culture ( durée: 7mn52)
J’ajouterai pour ma paroisse que les hydrologues qui, dès le milieu du 20e siècle, préconisaient l’étude approfondie et sur la durée de petits bassins versants représentatifs et expérimentaux (BVRE), s’adressaient déjà - comme Monsieur Jourdain – à la zone critique. OZCAR ne s’y est pas trompé, plusieurs des sites du réseau, dont certains évoqués par Jérôme Gaillardet, sont issus de ces BVRE.