Dans un ouvrage collectif du Club des Argonautes (Livre "Climat, une planète et des hommes" , publié au Cherche Midi en 2011) le philosophe Jean Pierre Dupuy déclarait :
«Les peuples et leurs gouvernements ne croient pas ce qu’ils savent». Ce constat correspond bien au fait que nous avons la certitude d'aller vers des changements climatiques et environnementaux très profonds, mais que nous semblons incapables de prendre les décisions pour les éviter ou les réduire. Un livre de Sébastien Bohler écrit en 2020 s' appuie sur les neurosciences pour apporter une interprétation à cette inhibition paradoxale. Le fragile homo sapiens que nous sommes n'a pas survécu grâce à sa force physique, mais plutôt grâce à sa faculté mentale de pressentir les dangers en interprétant des signes dans son environnement. Beaucoup d' animaux ont sans doute cette faculté, mais elle serait particulièrement développée chez nous. Les neurosciences montrent que ces pressentiments ont pour siège le cortex antérieur cingulaire du cerveau, dont on peut facilement suivre l'activité par IRM ou au moyen d' électrodes placées sur la tête. De très nombreuses expériences, intelligemment conçues, ont ainsi pu être réalisées depuis plusieurs dizaines d'années sur des groupes de volontaires soumis à des tests basés sur des stimuli ou des conditionnements différents. Une excitation de ce cortex est révélatrice d' une angoisse que nous tentons de résorber en adoptant un comportement qui rétablisse le calme. Nous nous sentons menacés si nous sommes seuls et nous cherchons à nous réfugier au sein de groupes pour être mieux défendus. Pour faire confiance à ces groupes, on a besoin de signes : tel signe, des amis, tel autre, des ennemis. Ces signes symbolisent une représentation du monde qui convient aux membres du groupe et les réconforte. Une autre cause fréquente d'excitation du cortex est le manque d' estime de soi. À cet égard, les réseaux sociaux offrent un remède facile et rapide : envoyer un message et recueillir des «like» crée immédiatement des liens de fidélité avec des groupes que l'on rejoint alors. Ce mécanisme a grandement contribué au succès de divers mouvements de contestation, à la montée de la défiance dans de nombreux domaines, et au progrès inquiétant des théories complotistes. En se basant sur de nombreuses expériences conduites par des spécialistes des neurosciences, Sébastien Bohler donne aussi une explication à un événement aussi inacceptable que la montée du nazisme autour de Hitler. Il permet aussi de comprendre comment Donald Trump a pu récolter autant de votes aux États Unis. Ces explications plausibles à des événements qui choquent la raison est un point fort de ce livre qui, à ce titre, mérite d' être lu. Mais quelle leçon peut on en tirer pour adapter nos comportements aux menaces de la dégradation et de la finitude de notre environnement, et du changement climatique ? Le livre n'en parle pratiquement pas, mais sa conclusion y est entièrement consacrée. Après que l' histoire de l'humanité ait été guidée par un sens élaboré autour de religions et de mythes, puis par un sens social et matérialiste avec le développement de l' industrie, c'est maintenant selon l' auteur un sens écologique qui devrait guider l'humanité. Les obstacles sont nombreux et difficiles, à commencer par l' abandon de notre frénésie de consommation et de puissance. Il souligne le besoin d' un sens du bien et du mal, de signes et de rites, susceptibles de rassembler l' humanité, bref, d' une religion basée sur une morale écologique. Mais comment prendre un tel virage dans notre civilisation alors que notre cerveau inchangé nous demande de l' apaiser en consommant davantage, ou en nous enfermant dans le premier groupe venu ? En spécialiste des neurosciences, Sébastien Bohler pense qu'en apaisant notre cortex cingulaire, la morale environnementale aurait aussi l' immense avantage de nous libérer des replis identitaires qui empoisonnent nos sociétés. Il ne nous reste plus qu'à croire ce que nous savons.